C'est devant ces restes défigurés qu'avait commencé, au milieu de la foule muette, la conversation dont nous avons été le fidèle interprète.
Un grand homme, sec et vieux, assis les bras croisés et la tête penchée sur un débris d'escabelle dans le coin le plus noir de la salle, n'avait paru y prêter aucune attention jusqu'au moment où il se leva subitement en criant: Paix, paix, radoteuses! et vint saisir le bras du soldat.
Tout le monde se tut; le soldat se retourna et partit d'un brusque éclat de rire à la vue de son singulier interrupteur, dont le visage hâve, les cheveux rares et sales, les longs doigts et le complet accoutrement de cuir de renne, justifiaient amplement un accueil aussi gai. Cependant un murmure s'élevait dans la foule des femmes, un moment interdites:– C'est le gardien du Spladgest[2].
– Cet infernal concierge des morts!– Ce diabolique Spiagudry!– Ce maudit sorcier…
– Paix, radoteuses, paix! Si c'est aujourd'hui jour de sabbat, hâtez-vous d'aller retrouver vos balais; autrement ils s'envoleront tout seuls. Laissez en paix ce respectable descendant du dieu Thor.
Puis Spiagudry, s'efforçant de faire une grimace gracieuse, adressa la parole au soldat:
– Vous disiez, mon brave, que cette misérable femme…
– Le vieux drôle! murmura Olly; oui, nous sommes pour lui de misérables femmes, parce que nos corps, s'ils tombent en ses griffes, ne lui rapportent à la taxe que trente ascalins, tandis qu'il en reçoit quarante pour la méchante carcasse d'un homme.
– Silence, vieilles! répéta Spiagudry. En vérité, ces filles du diable sont comme leurs chaudières; lorsqu'elles s'échauffent, il faut qu'elles chantent. Dites-moi, vous, mon vaillant roi de l'épée, votre camarade, dont cette Guth était la maîtresse, va sans doute se tuer du désespoir de l'avoir perdue?…
Ici éclata l'explosion longtemps comprimée.– Entendez-vous le mécréant, le vieux païen? crièrent vingt voix aigres et discordantes; il voudrait voir un vivant de moins, à cause des quarante ascalins que lui rapporte un mort.
– Et quand cela serait? reprit le concierge du Spladgest, notre gracieux roi et maître Christiern V, que saint Hospice bénisse, ne se déclare-t-il pas le protecteur né de tous les ouvriers des mines, afin, lorsqu'ils meurent, d'enrichir son trésor royal de leurs chétives dépouilles?
– C'est faire beaucoup d'honneur au roi, répliqua le pêcheur Braal, que de comparer le trésor royal au coffre-fort de votre charnier, et lui à vous, voisin Spiagudry.
– Voisin! dit le concierge, choqué de tant de familiarité; votre voisin! dites plutôt votre hôte, car il se pourrait bien faire que quelque jour, mon cher citoyen de la barque, je vous prêtasse pour une huitaine de jours un de mes six lits de pierre. Au reste, ajouta-t-il en riant, si je parlais de la mort de ce soldat, c'était simplement pour voir se perpétuer l'usage du suicide dans les grandes et tragiques passions que ces dames ont coutume d'inspirer.
– Eh bien! grand cadavre gardien de cadavres, dit le militaire, où en veux-tu donc venir avec ta grimace aimable qui ressemble si bien au dernier éclat de rire d'un pendu?
– À merveille, mon vaillant! répondit Spiagudry, j'ai toujours pensé qu'il y avait plus de facultés spirituelles sous le casque du gendarme Thurn, qui vainquit le diable avec le sabre et la langue, que sous la mitre de l'évêque Isleif, qui a fait l'histoire d'Islande, ou sous le bonnet carré du professeur Shoenning, qui a décrit notre cathédrale.
– En ce cas, si tu m'en crois, mon vieux sac de cuir, tu laisseras là les revenus du charnier, et tu iras te vendre au cabinet de curiosités du vice-roi, à Berghen. Je te jure, par saint Belphégor, qu'on y paye au poids de l'or les animaux rares; mais dis, que veux-tu de moi?
– Quand les corps qu'on nous apporte ont été trouvés dans l'eau, nous sommes obligés de céder la moitié de la taxe aux pêcheurs. Je voulais donc vous prier, illustre héritier du gendarme Thurn, d'engager votre infortuné camarade à ne point se noyer, et à choisir quelque autre genre de mort; la chose doit lui être indifférente, et il ne voudrait pas faire tort en mourant au malheureux chrétien qui donnera l'hospitalité à son cadavre, si toutefois la perte de Guth le pousse à cet acte de désespoir.
– C'est ce qui vous trompe, mon charitable et hospitalier concierge, mon camarade n'aura point la satisfaction d'être reçu dans votre appétissante auberge à six lits. Croyez-vous qu'il ne se soit pas déjà consolé avec une autre valkyrie, de la mort de celle-là? Il y a, par ma barbe, bien longtemps qu'il était las de votre Guth.
À ces mots l'orage, que Spiagudry avait un moment détourné sur sa tête, revint fondre plus terrible que jamais sur le malencontreux soldat.
– Comment, misérable drôle, criaient les vieilles, c'est ainsi que vous nous oubliez! mais aimez donc maintenant ces vauriens-là!
Les jeunes se taisaient encore; quelques-unes même trouvaient, bien malgré elles, que ce mauvais sujet avait assez bonne mine.
– Oh! oh! dit le soldat, est-ce donc une répétition du sabbat? le supplice de Belzébuth est bien effroyable s'il est condamné à entendre de pareils choeurs une fois par semaine!
On ne sait comment cette nouvelle bourrasque se serait passée, si en ce moment l'attention générale n'eût été entièrement absorbée par un bruit venu du dehors. La rumeur s'accrut progressivement, et bientôt un essaim de petits garçons demi-nus, criant et courant autour d'une civière voilée et portée par deux hommes, entra tumultueusement dans le Spladgest.
– D'où vient cela? demanda le concierge aux porteurs.
– Des grèves d'Urchtal.
– Oglypiglap! cria Spiagudry.
Une des portes latérales s'ouvrit, un petit homme de race lapone, vêtu de cuir, se présenta, fit signe aux porteurs de le suivre; Spiagudry les accompagna, et la porte se referma avant que la multitude curieuse eût eu le temps de deviner, à la longueur du corps posé sur la civière, si c'était un homme ou une femme.
Ce sujet occupait encore toutes les conjectures, quand Spiagudry et son aide reparurent dans la seconde salle, portant un cadavre d'homme, qu'ils déposèrent sur l'une des couches de granit.
– Il y a longtemps que je n'avais touché d'aussi beaux habits, dit Oglypiglap; puis, hochant la tête et se haussant sur la pointe des pieds, il accrocha au-dessus du mort un élégant uniforme de capitaine. La tête du cadavre était défigurée et les autres membres couverts de sang; le concierge l'arrosa plusieurs fois avec un vieux seau à demi brisé.
– Par saint Belzébuth! cria le soldat, c'est un officier de mon régiment; voyons, serait-ce le capitaine Bollar… de douleur d'avoir perdu son oncle? Bah! il hérite.– Le baron Randmer? il a risqué hier sa terre au jeu, mais demain il la regagnera avec le château de son adversaire.– Serait-ce le capitaine Lory, dont le chien s'est noyé? ou le trésorier Stunck, dont la femme est infidèle?– Mais, vraiment, je ne vois point dans tout cela de motif pour se faire sauter la cervelle.
La foule croissait à chaque instant. En ce moment un jeune homme qui passait sur le port, voyant cette affluence de peuple, descendit de cheval, remit la bride aux mains du domestique qui le suivait, et entra dans le Spladgest. Il était vêtu d'un simple habit de voyage, armé d'un sabre et enveloppé d'un large manteau vert; une plume noire, attachée à son chapeau par une boucle de diamants, retombait sur sa noble figure et se balançait sur son front élevé, ombragé de longs cheveux châtains; ses bottines et ses éperons, souillés de boue, annonçaient qu'il venait de loin.
Lorsqu'il entra, un homme petit et trapu, enveloppé comme lui d'un manteau, et cachant ses mains sous des gants énormes, répondait au soldat:
– Et qui vous dit qu'il s'est tué? Cet homme ne s'est pas plus suicidé, j'en réponds, que le toit de votre