Han d'Islande. Victor Hugo. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Victor Hugo
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn:
Скачать книгу
car c'est, assure-t-on, à un évêque que nous devons le bonheur de posséder Han de Klipstadur. Si l'on en croit la tradition, quelques paysans islandais, ayant pris sur les montagnes de Bessestedt le petit Han encore enfant, voulurent le tuer, comme Astyage tua le lionceau de Bactriane; mais l'évêque de Scalholt s'y opposa, et prit l'oursin sous sa protection, espérant faire un chrétien du diable. Le bon évêque employa mille moyens pour développer cette intelligence infernale, oubliant que la ciguë ne s'était point changée en lys dans les serres chaudes de Babylone. Aussi le démoniaque adolescent le paya-t-il de ses soins en s'enfuyant une belle nuit sur un tronc d'arbre, à travers les mers, et en éclairant sa fuite de l'incendie du manoir épiscopal. Voilà, selon les vieilles fileuses du pays, comment s'est transporté en Norvège cet islandais, qui, grâce à son éducation, offre aujourd'hui toute la perfection du monstre. Depuis ce temps, les mines de Fa-roër comblées et trois cents ouvriers écrasés sous les décombres; le rocher pendant de Golyn précipité pendant la nuit sur le village qu'il dominait; le pont de Half-Broën croulant du haut des roches sous le passage des voyageurs; la cathédrale de Drontheim incendiée; les fanaux côtiers éteints durant les nuits orageuses, et une foule de crimes et de meurtres ensevelis dans les lacs de Sparbo ou de Smiasen, ou cachés sous les grottes de Walderhog et de Rylass, et dans les gorges du Dofre-Field, ont attesté la présence de cet Arimane incarné dans le Drontheimhus. Les vieilles prétendent qu'il lui pousse un poil de la barbe à chaque crime; en ce cas sa barbe doit être aussi touffue que celle du plus vénérable mage assyrien. La belle damoiselle saura cependant que le gouverneur a plus d'une fois essayé d'arrêter la crue extraordinaire de cette barbe.

      Schumacker rompit encore le silence.

      – Et tous les efforts pour s'emparer de cet homme, dit-il avec un regard de triomphe et un sourire ironique, ont été vains? J'en félicite la grande-chancellerie.

      L'officier ne comprit pas le sarcasme de l'ex-grand-chancelier.

      – Han a jusqu'ici été aussi imprenable qu'Horatius surnommé Coclès. Vieux soldats, jeunes miliciens, campagnards, montagnards, tout meurt ou tout fuit devant lui. C'est un démon qu'on ne saurait éviter ni atteindre; ce qui peut arriver de plus heureux à ceux qui le cherchent, c'est de ne pas le trouver.

      – La gracieuse damoiselle est peut-être surprise, continua-t-il en s'asseyant familièrement près d'Éthel, qui se rapprocha de son père, de tout ce que je sais de curieux touchant cet être surnaturel. Ce n'est pas sans intention que j'ai recueilli ces singulières traditions. Il me semble, et je serais heureux que ma charmante damoiselle partageât mon avis, que les aventures de Han pourraient fournir un roman délicieux, dans le genre des sublimes écrits de la damoiselle Scudéry, l' Artamène ou la Clélie, dont je n'ai encore lu que six volumes, mais qui n'en est pas moins un chef-d'oeuvre à mes yeux. Il faudrait, par exemple, adoucir notre climat, orner nos traditions, modifier nos noms barbares. Ainsi Drontheim, qui deviendrai Durtinianum, verrait ses forêts se changer sous ma baguette magique, en des bosquets délicieux, arrosés de mille petits ruisseaux, bien autrement poétiques que nos vilains torrents. Nos cavernes noires et profondes feraient place à des grottes charmantes, tapissées de rocailles dorées et de coquillages d'azur. Dans l'une de ces grottes habiterait un célèbre enchanteur, Hannus de Thulé…– Car vous conviendrez que le nom de Han d'Islande ne flatte pas l'oreille.– Ce géant…– vous sentez qu'il serait absurde que le héros d'un tel ouvrage ne fût pas un géant— ce géant descendrait en droite ligne du dieu Mars.– Ingolphe l'Exterminateur ne présente rien à l'imagination— et de la magicienne Théonne…– ne trouvez-vous pas le nom de Thoarka heureusement altéré?– fille de la sibylle de Cumes. Hannus, après avoir été élevé par le grand-mage de Thulé, se serait enfin échappé du palais du pontife, sur un char attelé de deux dragons…– Il faudrait être un pauvre esprit pour conserver la mesquine tradition du tronc d'arbre.– Arrivé sous le ciel de Durtinianum, et séduit par ce pays charmant, il en aurait fait le lieu de sa résidence et le théâtre de ses crimes. Ce ne serait pas chose aisée que de faire une peinture agréable des brigandages de Han. On pourrait en adoucir l'horreur par quelque amour ingénieusement imaginé. La bergère Alcippe, en promenant un jour son agneau dans un bois de myrtes et d'oliviers, serait aperçue par le géant, qui céderait soudain au pouvoir de ses yeux. Mais Alcippe aimerait le beau Lycidas, officier des milices, en garnison dans son hameau. Le géant s'irriterait du bonheur du centurion, et le centurion des assiduités du géant. Vous concevez, aimable damoiselle, tout ce qu'une pareille imagination pourrait semer de charme dans les aventures de Hannus. Je parierais mes bottes de Cracovie contre une paire de patins qu'un tel sujet, traité par la damoiselle Scudéry, ferait raffoler toutes les daines de Copenhague.

      Ce mot arracha Schumacker de la sombre rêverie où il était resté enseveli pendant la dépense inutile de bel esprit que venait de faire le lieutenant.

      – Copenhague?-dit-il brusquement; seigneur officier, que s'est-il passé de nouveau à Copenhague?

      – Rien, sur ma foi, que je sache, répondit le lieutenant, sinon le consentement donné par le roi au mariage important qui occupe en ce moment les deux royaumes.

      – Comment! reprit Schumacker; quel mariage?

      L'apparition d'un quatrième interlocuteur arrêta la réponse sur les lèvres du lieutenant.

      Tous trois levèrent les yeux. Le visage sombre du prisonnier s'éclaircit, la physionomie frivole du lieutenant prit une expression de gravité, et la douce figure d'Éthel, pâle et confuse pendant le long soliloque de l'officier, se ranima de vie et de joie. Elle soupira profondément, comme si son coeur eût été allégé d'un poids insupportable, et son sourire triste et furtif s'élança au-devant du nouveau venu.– C'était Ordener.

      Le vieillard, la jeune fille et l'officier étaient devant Ordener dans une position singulière, ils avaient chacun un secret commun avec lui; aussi se gênaient-ils réciproquement. Le retour d'Ordener au donjon ne surprit ni Schumacker ni Éthel, qui l'attendaient; mais il étonna le lieutenant, autant que la présence du lieutenant surprit Ordener, qui aurait pu craindre quelque indiscrétion de l'officier sur la scène de la veille, si le silence prescrit par la loi courtoise ne l'eût rassuré. Il ne pouvait donc que s'étonner de le voir paisiblement assis près des deux prisonniers.

      Ces quatre personnages ne pouvaient rien se dire réunis, précisément parce qu'ils auraient eu beaucoup à se dire isolément. Aussi, hormis les regards d'intelligence et d'embarras, l'accueil que reçut Ordener fut-il absolument muet.

      Le lieutenant partit d'un éclat de rire.

      – Par la queue du manteau royal, mon cher nouveau-venu, voilà un silence qui ne ressemble pas mal à celui des sénateurs gaulois, quand le romain Brennus.... Je ne sais, en honneur, déjà plus qui était romain ou gaulois, des sénateurs ou du général. N'importe! puisque vous voilà, aidez-moi à instruire cet honorable vieillard de ce qui se passe de nouveau. J'allais, sans votre subite entrée en scène, l'entretenir du mariage illustre qui occupe en ce moment mèdes et persans.

      – Quel mariage? dirent en même temps Ordener et Schumacker.

      – À la coupe de vos vêtements, seigneur étranger, s'écria le lieutenant en frappant des mains, j'avais déjà pressenti que vous veniez de quelque autre monde. Voici une question qui change en certitude mon soupçon. Vous êtes sans doute débarqué hier sur les bords de la Nidder, dans un char-fée attelé de deux griffons ailés; car vous n'auriez pu parcourir la Norvège sans entendre parler du fameux mariage du fils du vice-roi avec la fille du grand-chancelier.

      Schumacker se tourna vers le lieutenant.

      – Quoi! Ordener Guldenlew épouse Ulrique d'Ahlefeld?

      – Comme vous dites, répondit l'officier, et cela sera conclu avant que la mode des vertugadins à la française soit passée à Copenhague.

      – Le fils de Frédéric doit avoir environ vingt-deux ans; car j'étais depuis une année dans la forteresse de Copenhague quand le bruit de sa naissance parvint jusqu'à moi. Qu'il se marie jeune, continua Schumacker avec un sourire amer; au moment de la disgrâce on ne lui reprochera pas du moins d'avoir ambitionné le chapeau de cardinal.

      Le