L’avant-veille, Pierre-Paul, le valet de confiance qu’il employait à éventer les desseins des autorités du voisinage, lui avait appris que la rumeur publique l’accusait de cacher à Graives un inestimable trésor. Par extraordinaire, la rumeur publique ne se trompait point. Soit hasard, soit indiscrétion de quelque royaliste, elle tombait juste. Un trésor était caché à Graives. Or, pour quiconque connaissait les mœurs des gens de la Convention, d’une rumeur semblable à l’attaque, à l’incendie, au meurtre, il y avait précisément la distance du lieu suspect au plus prochain district, et rien de plus. M. de Graives savait cela ; il prit ses mesures en conséquence. Pierre-Paul fut dépêché en éclaireur ; nous avons vu le résultat de sa dernière reconnaissance.
Voici maintenant quel était le trésor tenu en dépôt par M. de Graives. Un peu moins d’un an auparavant, M. de la Rouarie était venu dans le Morbihan, avec son ami de Fontevieux, pour montrer aux royalistes de ces contrées la signature dont les princes, frères du roi, avaient revêtu l’acte d’association bretonne. Il y eut une assemblée des partisans de l’insurrection au château de Graives, dont la situation, sur les confins du Morbihan et de l’Ille-et-Vilaine, était particulièrement propre à cet objet. À la suite des délibérations, M. de la Rouarie fit deux parts du trésor de l’association. Il garda une somme considérable en billets de caisse, souscrits par M. de Calonne, pour le compte des princes, et remit au châtelain de Graives le reste des billets de caisse, des lettres de change sur M. de Botherel, agent de la famille royale à Jersey, et un diamant d’une énorme valeur, obole princière, cotisation personnelle de monseigneur le duc d’Enghien en faveur des soutiens du trône. Les billets de caisse gardés par la Rouarie sont ces mêmes valeurs qui, dirigées sur Paris et confiées pour la négociation à Latouche C…, médecin de Bazouge, mirent ce dénonciateur à même de livrer à Danton le secret de l’association bretonne.
Quoi qu’il en soit, depuis cette époque, et même après la catastrophe qui étouffa l’insurrection, les royalistes du pays entre Vannes et Redon s’accoutumèrent à regarder M. de Graives comme le trésorier du parti. Trop vieux pour combattre de sa personne, et connu de tous pour un de ces derniers types de loyauté chevaleresque, égarés dans cet âge de fer, M. de Graives était l’homme qu’il fallait aux serviteurs du roi. Dévoué jusqu’à l’héroïsme et tenant à suprême honneur la confiance de ses frères en croyance, il avait plus d’une fois fait serment de mourir avant de rendre le dépôt laissé entre ses mains. Ce dépôt, notablement diminué par la déchéance des billets de caisse, restait néanmoins considérable, à cause du diamant dont la trop grande valeur avait empêché la vente jusqu’alors.
Les proverbes ne mentent guère, et il y a un proverbe qui dit : Abondance de bien nuit. M. le marquis de Graives dépensa trop de courage dans une circonstance où la plus simple prudence eût été préférable. Il aurait dû, dès les premières alarmes, aviser les insurgés de Ploërmel, et se décharger de sa responsabilité ; mais cette responsabilité lui était chère, parce qu’elle portait en elle un péril, et que, grâce à elle, il y avait chance de mourir pour le roi. Lorsqu’il apprit les rumeurs qui se répandaient dans les villes environnantes, il ressentit un mouvement qui ressemblait fort à de la joie, et répéta son serment au fond de son cœur. Durant la nuit, il descendit à la cachette dont lui seul, avec ses deux fils, connaissait le secret chemin, fit tranquillement ses préparatifs, et attendit des nouvelles des bleus en lisant son vieux livre d’Heures. Ce qu’il avait prévu ne manqua pas d’arriver. Seulement il y eut luxe d’assaillants. On avait flairé le trésor à Vannes et à Redon : on vint à la fois de Redon et de Vannes. Le coffret que M. le marquis de Graives avait rapporté sous son bras contenait le diamant de Condé, les papiers de l’association, et un morceau de la vraie croix, relique de famille que le vieux seigneur eût livrée aux profanes aussi peu volontiers que le trésor lui-même.
Entre nos deux reclus, la nuit se passa silencieuse et triste. L’enfant se réveillait de temps en temps ; il avait froid. Mme de Thélouars le regardait alors avec des yeux désolés, et songeait à son mari.
– S’il savait où nous sommes ! pensait-elle.
Mais ces mots étaient seulement une plainte, et non point l’expression d’un espoir. La plus folle imagination n’aurait pu concevoir désormais un moyen de communiquer avec les insurgés de Ploërmel. Une heure auparavant, la chose était possible. Un mot prononcé par le vieux seigneur eût transformé ses serviteurs en autant d’émissaires, mais ce mot, il ne l’avait point voulu prononcer. Son dévouement, dépassant l’héroïsme pour arriver à la monomanie, prétendait obstinément au martyre.
Cette pensée de martyre, caressée peut-être pendant de longs mois, trônait despotiquement dans son esprit. Trop tyrannique pour être lucide, elle mettait dans l’ombre tout raisonnement. M. de Graives ne voyait pas, ou ne voulait pas voir qu’il faut un but à tout sacrifice, et que le martyre inutile n’est qu’une sublime erreur ; mais Dieu nous garde d’un blâme inopportun contre de telles faiblesses ! Elles sont trop rares pour être dangereuses, et ce n’est pas notre époque qui a besoin d’un frein pour modérer l’exagération des instincts généreux. M. de Graives, et c’est ce que nous avons voulu établir, se croyait donc obligé d’honneur à mourir auprès du dépôt confié. Qu’il se trompât ou non, il pensait être à son poste et remplir un étroit devoir.
On n’entendait plus aucun bruit à l’extérieur. Sans nul doute, les révolutionnaires étaient entrés au château. Ils cherchaient. Tant que dura la nuit, le silence de la cachette ne fut point troublé ; mais, au moment où une ligne blanchâtre commençait à marquer l’étroite ouverture de la meurtrière, et annonçait le lever du jour, Mme de Thélouars entendit avec effroi des coups réguliers et lointains encore. C’était comme le bruit de la pioche attaquant une forte muraille.
Le vieillard n’avait point son appareil acoustique. Aucun son ne parvenait à son oreille. Il continuait sa lecture. Mais bientôt l’effort des démolisseurs, redoublant sans cesse, produisit un ébranlement périodique et sensible. M. de Graives releva la tête et devint attentif. Puis, après s’être assuré qu’il ne se trompait point, il quitta son siége et ouvrit une sorte de placard pratiqué dans le mur. De ce placard, il tira un baril d’un demi-pied de diamètre ainsi qu’une mèche d’étoupe soufrée, et plaça le tout sur la table. Henriette le regarda faire avec indifférence, car elle ne savait pas ce que contenait le baril.
– S’ils poussent droit, murmura le vieillard, nous en avons pour une heure ; s’ils dévient d’un pied seulement, ils pourront travailler pendant deux jours avant d’arriver jusqu’à nous.
Et il ajouta avec un soupir :
– Ce sera bien long !
Mais, comme il prononçait ces mots, son regard tomba sur Mme de Thélouars, dont la tête s’était penchée sur sa poitrine. La fatigue avait vaincu la jeune femme ; ses yeux s’étaient fermés un instant, et son front incliné touchait les boucles blondes qui couronnaient le front du petit Alain. Le visage de M. de Graives exprima une commisération profonde.
– Pauvres enfants ! pensa-t-il.
Car la mère et la fille étaient également pour lui des enfants. Son âge quintuplait l’âge de la jeune femme. – Il fit sur lui-même un effort violent, et détourna ses yeux de ce groupe dont la vue amollissait son cœur. Il pouvait avoir pitié, mais il ne pouvait point fléchir dans son dessein, parce que le devoir commandait, et que, depuis cent ans, M. de Graives obéissait au devoir.
Il enleva le couvercle du baril, remua le contenu avec la pointe de son épée, et y introduisit de force le petit coffret. Cela fait, il posa la mèche soufrée tout à côté de la lampe.
– La première pierre qui branlera, dit-il, sera mon signal… Ah ! que c’eût été un glorieux moment sans cette femme, et pourquoi est-elle venue pour empoisonner la joie de ma dernière heure !
À