Le peuple se pressait à toutes les issues, criant à pleins poumons. Une foule hurlante grouillait sur les toitures des palais de justice, présidentiel et national, des églises de la Soledad, de la Merced, des Dolorès du Carmen, des temples protestant et maçonnique, du séminaire, de l’Université, du collège de Sion, de l’Orphelinat, de partout enfin où il y avait place pour un manifestant. La population ordinaire de la capitale était doublée, et trente mille voix criaient:
– Viva le général La Bareda! Viva le Liberador des peuples! Viva notre président!
– Mais qu’est-ce qu’ils disent donc?… fit Armand inquiet.
Le président des douze députés de la République s’avança:
– Ils disent, illustrissime général, que, par ton origine française, tu es latin comme eux, comme nous; et que l’acclamation populaire t’a désigné pour être le président de cette République de Costa-Rica, que tu as délivrée des tyrans… Vive le président La Bareda!…
Cette fois, notre ami tombait des nues.
– Allons bon!… me voilà président à présent… Quel dommage que je ne sois pas monté sur un cheval noir, ce serait complet!…
– Que voulez-vous dire? demanda miss Aurett, qui ne le quittait pas.
– Rien, miss… un souvenir de mon pays.
Les corps constitués allèrent ensuite présenter leurs hommages à la petite Anglaise. On l’appelait «Madame la présidente» gros comme le bras. Elle était ravie et s’amusait infiniment; Murlyton allait esquisser une protestation qui, du reste, eût été vaine: elle se serait perdue dans le brouhaha et le tumulte universel. Aurett l’arrêta:
– Papa, vous ne devez en rien contrecarrer les actions de M. Lavarède… Ne dites donc pas un mot, ce serait une déloyauté.
Murlyton, un peu abasourdi, demeura bouche béante en face de ce spectacle multicolore, chatoyant et archi-bruyant, fait pour étonner ses yeux et ses oreilles d’Anglais calme, gris et terne. Un officier s’approcha respectueusement d’Armand.
– Excellence, l’armée attend que vous lui fassiez l’honneur de la passer en revue.
– J’y vais, fit dignement Lavarède en piquant des deux au trot de sa mule Matagna.
Le petit nombre des soldats sous les armes le surprit tout d’abord; il se souvenait de la leçon donnée par Concha.
– Mais le Costa-Rica, dit-il à l’officier, peut mettre cinq cents hommes sur pied en temps de paix… où sont donc les autres?…
– Excellence, il ne reste plus que ceux-ci… Les autres sont en face, colonels ou généraux, suivant qu’ils ont eu plus ou moins de chance dans les précédents pronunciamientos.
– Parfait, répondit le président en gardant son sérieux, nous allons arranger cela.
Et s’étant placé face à la troupe, il dit en pur et sonore castillan:
– Soldats, vous n’avez pas voulu tirer sur le peuple, vous êtes nos frères… Il faut que ce jour soit heureux pour tous… Demandez-moi ce que vous voudrez… Comme je n’ai rien promis d’avance, je tiendrai plus que les autres… Dites, qu’est-ce que vous désirez?
– De l’avancement! répondit un chœur unanime.
– Très bien!… Je vous nomme tous généraux, passez à droite, et vive la Liberté!
– Viva La Bareda!…
Ce cri était poussé non seulement par les soldats, qui prenaient le pas de course pour traverser la place, et rejoindre les autres veinards, ceux des premières promotions, mais aussi par tout le peuple, qui, du haut des maisons, des terrasses, des fenêtres, des balcons, avait vu et compris cette scène où l’Égalité n’était pas un vain mot. Lavarède, ayant satisfait aux vœux des soldats, pénétra avec sa suite dans le palais présidentiel où ses appartements étaient préparés. Vers le soir, toute la ville flamboya des rayons blancs de l’électricité. Il crut d’abord à une illumination spéciale. Non pas, San-José est éclairé à la lumière électrique depuis cinq ans.
– Eh! mais, dit-il au conseiller Rabata – qui occupait les fonctions de secrétaire auprès de sa personne – ma capitale n’est pas aussi arriérée qu’on pourrait le croire.
– Elle l’est beaucoup moins que vous ne le supposez; car, si Votre Excellence veut bien écouter ce que va lui dire le téléphone, elle saura que déjà un complot s’ourdit contre elle.
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