Miss Pretty hocha doucement la tête.
– Ah! murmura-t-elle seulement.
L’entrée d’un laquais mit fin à la conversation. Il venait annoncer que le dîner était servi. L’Américaine s’écria joyeusement:
– Passons à la salle à manger.
Et gracieuse, toute différente de ce qu’elle était tout à l’heure, elle s’avança vers Claude encore renfrogné:
– Voulez-vous m’offrir le bras, monsieur Bérard?
Le moyen de résister à pareille sirène? Le « Marsouin » s’exécuta. Une minute après tous étaient assis autour de la table. À voir les cloisons de vieux chêne tendues de cuir frappé, la vaisselle d’argent, les cristaux renvoyant en éclairs les feux des lampes électriques, les hôtes du yacht Fortune se demandaient s’ils étaient éveillés, s’ils se trouvaient bien à bord d’un vaisseau perdu sous le brouillard de la Mersey.
Diana se mit en frais. Très instruite, intelligente, douée d’un esprit original, elle charma ses invités, les amena à se départir de leur réserve.
Au dessert, les vins de première marque aidant, – tous des compatriotes de Bourgogne, Champagne ou Bordelais, avait fait remarquer miss Pretty, – les Français étaient gagnés. Yvonne surtout s’abandonnait à une sympathie qu’elle ne s’expliquait pas pour la jeune citoyenne des États-Unis.
Pressée par elle, elle lui contait son histoire, n’omettant aucun détail malgré les gestes suppliants de Marcel. Il était bien imprudent de se confier ainsi à une inconnue de la veille; mais Mlle Ribor n’en avait pas conscience. D’ailleurs, l’Américaine prenait à tâche d’appeler sa confiance. Sa raideur s’était évanouie. Elle parlait, s’expliquait: elle disait sa tristesse à la mort de son père, peu tendre cependant, mais son seul parent; son éblouissement en se voyant, au sortir du pensionnat, une des plus riches héritières du globe. Puis la douleur cuisante qui la frappait lorsqu’elle comprenait son isolement.
Pas d’amis autour d’elle, mais des courtisans, avides de mordre à belles dents à sa fortune, la flattant jusqu’à l’exaspérer. Elle avouait que le monde, composé de fripons et de plats adorateurs de l’argent, lui était devenu insupportable. La misanthropie l’étreignait.
Alors, pour échapper à la meute des affamés, elle avait eu l’idée de vivre sur mer, entourée d’un équipage sûr. Elle allait de port en port, jetant l’ancre où il lui plaisait. Elle avait ainsi trouvé le bonheur relatif. De la société elle prenait le plaisir en écartant les ennuis. Son intendant se rendait dans les gares, sur les promenades, choisissait des gens de visage agréable. Elle les recevait à dîner sans les connaître, les renvoyait de même.
– La première fois, déclarait-elle, les personnes bien élevées sont toujours supportables. J’écrème le meilleur de l’humanité, j’ignore le reste.
– Tant pis pour vous, fit Claude à ce point de ses confidences.
Elle l’interrogea du regard.
– Parce que vous ne connaissez pas tout ce que cette humanité a de bon au fond. Vous avez vu les agents d’affaires, les parasites, et vous avez jugé l’homme sur ces tristes modèles. Il y a de braves gens, miss, et plus qu’on ne le croit. Seulement ceux-là restent chez eux, et pour les rencontrer, il faut prendre la peine de les chercher.
Elle souriait sans trop d’incrédulité.
– Peut-être, poursuivit-il, n’avez-vous pas besoin d’affection.
– Oh si! si!
– Alors acceptez un conseil. Livrez-vous à la recherche des nobles, des courageux, des droits; de ceux qui préfèrent l’idée au coffre-fort, l’étoile au louis. Rêveurs, disent les autres. Honneur d’un pays, répondrai-je. Ceux-là, c’est l’officier qui meurt pour le drapeau; le marin qui s’engloutit avec son navire; le savant qui use sa vie à résoudre un problème; l’artiste qui jette son âme sur le papier, sur la toile, dans le marbre; les modestes qui se privent de tout pour apprendre à leurs enfants le moyen de vivre avec probité.
– Où sont-ils ceux-là?
– Partout où l’on travaille, non pas à empiler des écus, mais à créer, à inventer, à arracher un secret à l’inconnu.
La conversation devint générale, tantôt gaie, tantôt sérieuse, et vers onze heures, quand les voyageurs rentrèrent dans leurs cabines, ils eurent une impression de vide, de réveil pénible après un songe heureux.
Au jour, ils s’apprêtèrent à partir. Ils devaient quitter le yacht sans revoir sa propriétaire. Sans se l’avouer, ils en éprouvaient un regret. Claude surtout avait peine à cacher son mécontentement, et grommelait sans cesse des aphorismes comme celui-ci:
– Quand on ne veut pas recevoir les remerciements des gens, on ne les dérange pas pour leur faire un tas d’amabilités.
Comme on le voit, les premières minutes d’entrevue étaient oubliées; les dernières en avaient effacé la trace.
Munis de leur mince bagage, les Français montèrent sur le pont et vinrent se poster près du canot, en attendant le moment du départ. La brume s’était envolée. Il faisait froid; mais le soleil pâle d’hiver animait le paysage et permettait de distinguer la flottille de navires de commerce, de ferry-boats sillonnant dans tous les sens le grand bassin de Birkenhead. À l’est le cours de la Mersey se dessinait, et sur la rive droite, une forêt de mâts indiquait l’emplacement des divers bassins de Liverpool.
– C’est un superbe port! fit derrière eux une voix.
C’était William Sagger déjà vêtu de noir, déjà cravaté de blanc. Après une inclination, il reprit:
– Mais, hélas! combien de misères à côté de cette prospérité! Croiriez-vous, gentlemen, que sur les cinq cent quatre-vingt mille habitants de la ville, un trentième demeure dans les caves, sans air et sans clarté? Croiriez-vous que cette cité si riche lésine pour se procurer de bonne eau potable; que sur dix mille enfants qui naissent, la moitié à peine atteint l’âge de cinq ans?
Et d’un ton pénétré:
– Aussi la débauche, le crime fleurissent. Chaque année la police opère, à Liverpool, cinquante mille arrestations. Songez un peu, un cinquième de la population totale. En aucun pays du monde on ne rencontre pareille proportionnalité.
Lancé sur ce terrain, le licencié ès sciences géographiques aurait continué longtemps. Par bonheur, un domestique parut sur le pont et vint lui murmurer quelques paroles à l’oreille. William laissa échapper un geste d’étonnement, regarda les voyageurs en roulant des yeux effarés, s’éloigna de quelques pas avec le laquais et, finalement, revint aux passagers.
– Gentlemen, lady, une communication invraisemblable, mais vraie cependant. Miss Diana Pretty vous prie de vous rendre au salon d’arrière où elle vous attend.
– Cela vous étonne? interrompit Claude dont le visage s’illumina. Il me semble tout naturel d’être admis à présenter nos adieux à votre maîtresse.
– C’est que vous ne savez pas?
– Quoi donc?
– Cela ne s’est jamais fait!
– Ne prolongeons pas l’attente de miss Pretty, dit Yvonne. Répondre par quelque empressement à une exception flatteuse est obligatoire.
– C’est juste!
Et les voyageurs se dirigèrent vers l’arrière. L’Américaine était déjà au parloir.
En les apercevant, elle vint à eux les mains tendues:
– Asseyez-vous,