Lorsqu’ils furent tout à fait proches de lui, l’action s’engagea:
– Vous verrez sous peu votre travail perdu, leur dit l’irascible voisin avec un affreux sourire.
– Eh bien! nous recommencerons la partie dès que vous aurez fait votre jeu, répliqua aigrement le docteur.
– Oui, mais viendra le moment où vous aurez recommencé une fois de trop, gronda l’autre.
– Est-ce une menace? par hasard! demanda le docteur d’une voix de cuivre.
– Rappelez-vous notre promesse, Doc! murmura Allen à son oreille, de façon à ce que Newcome ne l’entendît pas; laissez aboyer ce vieux dogue, il ne peut nous faire grand mal.
– Oh! oh! quand je n’aboie plus, je mords, moi! riposta avec une sauvage emphase Newcome, qui avait compris les derniers mots.
Allen se doutait bien que cette escarmouche verbale ne finirait pas bien; pour donner à son ami le temps de se calmer, il s’empressa de prendre la parole avant le docteur.
– Nous ne pouvons croire, M. Newcome, dit-il posément, que vous ayez l’intention de commettre vis-à-vis de nous quelque acte violent ou illégal. Si nous ne pouvons arriver au règlement de cette difficulté entre nous, il faudra la déférer au claim-club ou à une cour de district, comme vous aimerez mieux.
– Oh! mais non! vous ne me fourvoierez pas dans les buissons de la chicane, mes beaux mignons! reprit Newcome en ricanant: je sais trop bien où s’en iraient mes droits, dans cette hypothèse. Des gens comme vous ne sont pas gênés par un excès d’honnêteté!… Je m’entends, et je préfère régler moi-même mes petites affaires.
– Prenez garde à ce que vous dites! s’écria le docteur dont le sang irlandais se mettait promptement en ébullition.
– Bast! n’écoutons donc pas ce pauvre fou! dit Allen en se détournant avec une expression de mépris.
Au même instant Newcome lui lança sur la tête un énorme gourdin qu’il avait tenu tout prêt: Allen aurait été assommé, si le docteur n’eût paré le coup avec sa hache en coupant le bâton, et le rejetant sur Newcome.
Les yeux de ce dernier étincelèrent comme ceux d’un loup; instinctivement il prit et arma son fusil qui, jusque-là, était resté appuyé contre un arbre.
– Faites attention! Newcome! Malheur à vous si vous faites feu! cria Allen. Je retirerai si vous voulez mes propos offensants, que vous avez pourtant provoqués. Croyez-moi, restons-en là, avant qu’il survienne entre nous matière à quelque terrible regret.
– Pas de trève, non! cet homme doit être mis en arrestation! vociféra le docteur hors de lui.
– Eh bien! arrêtez-moi si vous pouvez! répondit Newcome en serrant les dents.
A ces mots, il jeta son fusil sur son épaule et disparut dans le fourré.
Les jeunes gens restèrent durant quelques minutes en délibération, ne sachant quelle allure donner à cette méchante affaire, en présence d’un tel ennemi.
Tout à coup un éclair brilla dans l’ombre du bois, une détonation se fit entendre; le docteur tomba à la renverse en s’écriant:
– Allen! mon Dieu! je suis frappé à mort!
Allen fut tellement abasourdi de cette catastrophe, qu’il resta pendant quelques instants sans savoir que faire.
Cependant, au bout de quelques secondes, s’étant assuré que le pauvre Doc était réellement mort, le jeune homme reprit un peu son sang-froid et songea à poursuivre le meurtrier. Mais désespérant de l’atteindre, seul et sans armes, il courut au plus près, c’est à dire au Comptoir de la Compagnie d’Hudson: là il demanda aide et vengeance.
Sur le champ le Settlement tout entier fut sur pied, à la recherche du criminel. Chose étrange! ce dernier n’avait pas même songé à fuir: on le trouva dans le bois, à proximité du théâtre de son crime. Quand il vit arriver la foule menaçante et irritée, il promena sur elle des regards hautains et resta fièrement immobile: mais lorsque les clameurs dont il était le but lui eurent appris qu’on l’accusait d’avoir commis un homicide volontaire sur la personne d’Henry Edwards, il eut un tressaillement terrible et renversa sa tête en arrière avec une expression de mortelle angoisse.
Le corps inanimé d’Edwards fut transporté à Fairview, le chef-lieu du comté; là il fut déposé dans un caveau provisoire, en attendant la session des assises criminelles du district.
CHAPITRE IV. L’INFORMATION
C’était Allen qui soutenait l’accusation contre Newcome; lorsqu’on lui demanda quel autre témoignage pourrait être fourni dans l’enquête préparatoire, il fut forcé, bien à contre-cœur, de nommer Alice Newcome comme étant la seule personne qui pût confirmer la terrible vérité.
Cependant il devait y avoir d’autres individus informés des sentiments hostiles que le prévenu nourrissait contre sa victime; suivant l’usage, le juge les adjura de se produire pour éclairer la justice.
D’autre part, il semblait par trop cruel de demander à la propre fille du prisonnier des révélations fatales pour son père: chacun comprenait bien les angoisses dans lesquelles devait être plongée la malheureuse enfant. Allen s’offrit pour aller la trouver et entrer en pourparlers avec elle.
La cabane de Thomas Newcome était placée au centre d’une clairière, sur le sommet d’une colline dont la pente gazonnée descendait en ondulant jusqu’à la rivière Iowa: de cette élévation la vue découvrait un riant paysage tout le long du Missouri. Cette esplanade naturelle était couverte, sur trois côtés, par une épaisse ceinture de hautes futaies; verdoyants remparts tout crénelés de festons fleuris où s’entrelaçaient la liane odorante et la vigne sauvage. Devant la maison surgissaient partout des groseillers, des fraisiers, des ronces aux fruits rouges et des arbrisseaux disposés en bosquets irréguliers; le tout formant un fouillis adorable comme tous les trésors naturels que la main prodigue du Créateur a semés au sein de cette heureuse nature vierge.
La jeune maîtresse du logis s’occupait diligemment de préparer le repas de midi, mais non sans faire de fréquentes pauses pour aller sur le seuil enguirlandé de la chaumière réjouir ses yeux à l’aspect des cieux, des bois, des flots joyeux: comme un écho vivant des harmonies printanières, la gracieuse enfant chantait aussi en même temps que les oiseaux et les brises murmurantes.
En s’approchant de la cabane, Allen entendit la fraîche voix d’Alice: ses genoux fléchirent sous lui, le cœur lui manquait pour broyer cette joie innocente sous le fardeau de la douleur!
La jeune fille trottait allègrement par la maison; Allen le reconnaissait aux notes, tantôt assourdies, tantôt éclatantes de sa voix. Au moment où il apparaissait dans la clairière, Alice venait une dernière fois sur le seuil de la porte sourire avec la belle journée, messagère du printemps. Elle était ravissante à voir, toute rose de l’exercice auquel elle venait de se livrer, couronnée de ses beaux cheveux blonds flottant dans un joyeux désordre, les yeux animés et riants, les lèvres entr’ouvertes comme une grenade en fleur.
A l’aspect de ce visiteur imprévu, ses joues pâlirent un peu, sa physionomie devint sérieuse; elle étendit involontairement ses mains comme pour repousser une vision importune.
Allen s’approcha, saisit avec un tendre respect ses doigts mignons, encore teints des rougeurs de la fraise ou de la cerise. Il la fit rentrer dans la maison: la table était mise et portait sur son milieu la belle corbeille pleine, cueillie le matin par les deux jeunes gens.
– Ah! bégaya-t-il en essayant un sourire, vous offrirez