Pressé de s’expliquer sur les résultats acquis, le capitaine s’est obstiné à répondre que tout allait bien, et que, pour le moment, il lui était impossible d’en dire davantage.
De sa rencontre avec le baleinier, de sa visite à madame Crozon, de ses conventions avec les deux coquins d’outre-mer, il n’a pas soufflé mot. Il redoutait les entraînements irréfléchis qui emportent les amoureux au-delà des limites de la prudence. Ses batteries étaient dressées, et il craignait que Gaston ne vînt gêner son tir. Et Gaston, qui n’appréciait pas les causes de cette extrême réserve, avait fini par lui savoir mauvais gré de sa discrétion. Gaston en était presque venu à croire que Nointel l’abandonnait, que Nointel colorait d’un prétexte plus ou moins plausible une défection impardonnable. Depuis quelques jours, Gaston vivait solitaire et sombre, maudissant les hommes, broyant du noir, doutant de tout, même de l’amitié, n’attendant plus rien de l’avenir.
Et cependant, ce soir-là, un mercredi, vers onze heures, Gaston s’habillait pour aller au bal.
Il avait reçu, à la fin de la semaine précédente, une invitation de madame la marquise de Barancos à une grande soirée dansante, et certes le carton armorié qui figurait à la glace de son cabinet de toilette n’aurait pas suffi à lui persuader d’assister à une fête pendant que Berthe Lestérel pleurait au fond d’une prison. Mais, le matin même, deux lettres lui étaient arrivées par la poste, deux lettres qui l’avaient immédiatement tiré de sa torpeur.
L’une était de Nointel, et elle ne contenait que ces trois lignes:
«Viens ce soir au bal de madame de Barancos. Tu m’y trouveras. J’ai pris pied dans la place. Tout va très bien. Nous touchons au but. Viens. Il le faut.»
Gaston n’avait pas trouvé ce billet beaucoup plus clair que les récentes conversations du capitaine. Mais il ne pouvait guère négliger une recommandation aussi formelle, et il était à peu près décidé à se rendre à l’invitation de la marquise, lorsqu’il décacheta l’autre lettre, qui était de son oncle et qui disait ceci:
«Mon cher Gaston, j’accompagne ce soir madame Cambry au bal que donne la marquise de Barancos. C’est la première fois que madame Cambry consent à sortir, depuis qu’il est survenu un malheur qui te touche vivement et qui l’a beaucoup affectée. Tu sais que mon mariage avec elle est décidé. Sa rentrée dans le monde sera presque un événement. Viens à cette fête. Je serai d’autant plus aise de t’y rencontrer que toute ma journée sera occupée au Palais par l’affaire que j’instruis, et que je n’aurai pas le loisir de passer chez toi. Il vaut mieux, d’ailleurs, que madame Cambry te dise elle-même une nouvelle que j’aurais eu grand plaisir à t’apporter si j’étais libre de mon temps. Je compte que nous te verrons cette nuit, et je suis certain que tu ne regretteras pas d’être sorti de la retraite où tu te confines au grand chagrin de ton oncle affectionné.»
La lecture de cette lettre avait réveillé dans le cœur de l’amoureux Gaston des espérances endormies. Cette nouvelle, que madame Cambry tenait à lui apprendre, concernait certainement Berthe, et, si elle eût été mauvaise, l’oncle Roger n’aurait pas eu hâte d’en faire part à son neveu. Avait-il enfin reconnu l’innocence de la pauvre prisonnière, ou bien s’agissait-il seulement d’une découverte heureuse, d’un indice tout récemment recueilli, qui permettrait de croire à la possibilité d’un acquittement?
Il y avait une phrase inquiétante:
«L’affaire que j’instruis», écrivait le magistrat, qui savait la valeur des mots et qui ne se serait pas servi de l’indicatif présent, si l’instruction eût été abandonnée. Et pourtant Gaston ne pouvait guère admettre que M. Roger Darcy attachât tant d’importance à l’informer d’un fait relativement insignifiant. Le billet de Nointel, d’autre part, était pressant. Aussi Gaston avait-il accepté l’invitation de la marquise, quoiqu’il lui semblât bien dur d’aller au bal avec la mort dans l’âme. Et, à force de réfléchir aux chances que lui offrait cette soirée, il en était arrivé à se dire qu’il ne fallait pas faire les choses à demi, que le mieux était d’apporter à la fête un visage riant, de danser avec madame Cambry, de valser avec madame de Barancos; en un mot, d’accepter toutes les conséquences de la corvée qu’il se résignait à subir.
Pour se préparer, il avait passé la journée au coin de son feu, il avait dîné légèrement, il s’était endormi après son dîner, il s’était réveillé plus frais et plus lucide après une sieste de deux heures, et il avait procédé à sa toilette avec un soin tout particulier. Les deuils du cœur ne sont pas de mise au bal, et le meilleur moyen de servir la cause de Berthe, c’était de ne pas laisser voir que les infortunes de Berthe le désespéraient.
Il venait de chausser les souliers vernis découverts, de passer le gilet à deux boutons et la cravate blanche dégageant le cou, d’endosser l’habit noir à grands revers, fleuri d’une rose thé à la boutonnière; il s’était muni des deux paires de gants et des deux mouchoirs de rigueur, et il tenait déjà à la main le claque doublé de satin. Son valet de chambre l’aida à revêtir le vaste ulster, indispensable préservatif contre le froid de la sortie. Le coupé était attelé. Gaston y monta un peu après minuit, et dix minutes après, son cocher prenait la file à trois cents pas de l’hôtel de Barancos.
La fête de la marquise était de celles qui occupent pendant toute une semaine les journaux du high life et dont la description fait, comme on dit, le tour de la presse. Les gens les plus haut placés dans toutes les hiérarchies parisiennes tenaient à s’y montrer, et beaucoup de personnages d’une moindre importance n’en étaient pas exclus, madame de Barancos, en sa qualité d’étrangère, ayant cru devoir étendre ses invitations un peu plus qu’il n’est d’usage dans le très grand monde. Aussi, à l’heure où il est de bon ton d’arriver, la queue des équipages commençait-elle à l’angle de la rue de Courcelles.
Il gelait. Un tapis de neige durcie recouvrait les chemins de la grande ville et les roues glissaient sans bruit sur les pavés capitonnés par l’hiver. Les heureux du monde passaient entre deux haies de pauvres diables accourus là pour se réchauffer au spectacle de ce luxe ambulant, pour regarder à travers les glaces des voitures armoriées les femmes blotties sur des coussins de soie, pour contempler de loin la façade étincelante de l’hôtel, pour oublier un instant la faim, le froid, la mansarde sans lumière et sans feu. Et plus d’un enviait le sort de ce jeune, beau et riche garçon qui avait nom Gaston Darcy, et qui n’appréciait guère en ce moment ce bonheur d’aller au bal dans un coupé bien chaud, traîné par un beau cheval.
La princière habitation de la marquise touchait au parc Monceau. Les fenêtres resplendissaient des feux de mille bougies, et les harmonies de l’orchestre, amorties par les tentures, passaient dans l’air sec de la nuit comme les vibrations lointaines d’une harpe éolienne. Après avoir franchi la grille dorée, les équipages tournaient au trot cadencé de leurs attelages de hautes allures, et venaient s’arrêter devant un majestueux perron chargé de plantes exotiques. Les invités pouvaient croire qu’ils débarquaient à la Havane, car toutes les fleurs tropicales brillaient dans le vestibule, spacieux comme une serre. À l’entrée de ce jardin d’hiver, se dressaient deux statues en onyx – des esclaves nubiens portant des torchères d’argent – et d’un buisson de camélias, surgissait un ours colossal, un ours empaillé en Russie où il avait dû dévorer beaucoup de moujiks.
Darcy mit pied à terre au milieu d’une armée de valets de pied, en livrée amarante et or, donna un coup d’œil à une magnifique glace de Venise pour s’assurer que sa tenue n’avait souffert aucun dérangement pendant le court trajet de la rue Montaigne à l’avenue Ruysdaël, et fit, avec l’aisance d’un homme du monde, son entrée dans un