Le fait est que le diapason de la conversation ne tarda pas à s’élever beaucoup, et qu’il aurait fallu être sourd pour ne pas entendre des fragments du dialogue.
Gaston distinguait parfaitement les deux voix, qui parfois alternaient et parfois aussi se confondaient dans un morceau d’ensemble: la voix de Julia, une voix chaude, bien féminine pourtant, et la voix du comte, grave, mordante, saccadée, une voix à la Mélingue.
Et, en vérité, c’était bien un drame qui se nouait chez madame d’Orcival. Elle essayait d’en faire une opérette, mais l’enragé Polonais le poussait au noir.
– C’est infâme! criait le Buridan.
– Pas de gros mots, vocalisait la diva.
– Vous voulez donc que je me tue!
– Est-ce qu’on se tue pour une femme?
– Oui, quand on l’adore… quand on ne peut pas vivre sans elle.
Et après ces explosions, le couplet suivant baissait d’un ton. Évidemment, le comte, reprenant le mode mineur, essayait d’attendrir l’inexorable demi-mondaine, qui lui répondait par des refus en sourdine.
D’où il résultait que Gaston passait par des supplices variés. Quand le duo montait aux notes aiguës, il se tenait à quatre pour s’empêcher d’entrer en scène et de jeter dehors cet étranger qui sommait Julia de le suivre aux pays perdus où finissent les décavés. Un galant homme ne laisse pas malmener une frégate qui a navigué sous son pavillon. Et quand le récitatif revenait aux notes douces, Gaston enrageait de tenir dans la saynète un emploi ridicule. On a beau ne plus aimer une femme, on trouve dur d’écouter malgré soi les explications orageuses qu’elle a avec un prédécesseur, et il vous prend de furieuses envies d’intervenir.
– Maintenant, grommelait-il pour se consoler, me voilà radicalement guéri.
D’ailleurs, la situation se corsait de telle sorte que le dénouement ne pouvait pas se faire beaucoup attendre, et en effet, il ne tarda guère. Julia n’aimait pas les longueurs. Elle fit des coupures dans ses répliques.
– Ainsi, reprit la voix de basse, vous êtes résolue à ne pas partir avec moi?
– Parfaitement résolue, mon cher, chanta le soprano, en scandant ses notes.
Et, après un point d’orgue:
– Vous me remercierez plus tard.
– Non, car vous ne me reverrez jamais vivant.
– Encore! Vous parlez vraiment trop de mourir. Je n’étais pas seule quand vous avez fait chez moi cette entrée à la Tartare. Souffrez donc que je vous quitte et que, en dépit de vos discours sinistres, je vous dise: Au revoir… dans trois ou quatre ans… quand vous aurez trouvé une autre mine d’or en Californie… ou ailleurs… je ne tiens pas à la provenance.
– Allez rejoindre votre amant, tonna la basse profonde. Je vous méprise trop pour vous tuer, mais je vous maudis… et vous verrez ce que vaut la malédiction d’un mort.
Après cette phrase de cinquième acte, il y eut le bruit d’une porte fermée avec violence. La toile venait de tomber. La pièce était finie.
Gaston s’intéressait fort peu à ce Polonais qui abusait vraiment des mots à effet, mais les froides railleries de madame d’Orcival l’avaient écœuré, et il l’attendit de pied ferme.
Elle rentra calme, presque souriante. De la scène du salon, il ne lui restait qu’un peu de flamme dans les yeux et un peu de rougeur aux joues.
– Enfin, dit-elle, je suis délivrée de cet énergumène. Mariette a bien fait de le laisser entrer. Maintenant, il ne reviendra plus.
– Je le crois, dit froidement Gaston.
– Est-ce que vous avez écouté?
– Écouté, non. Entendu… oui… quelques mots…
– Et pensez-vous que le comte Golymine m’aime comme nous voulons être aimées, nous autres femmes… avec fureur… avec rage… jusqu’au suicide… inclusivement?
– Quand on veut se tuer, on ne le crie pas si haut.
– Je vous ai déjà dit, mon cher, que vous ne connaissiez pas Golymine. C’est un fou qui ferait sauter Paris et lui avec, pour satisfaire une de ses fantaisies.
– Peu m’importe ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. J’espère bien ne jamais le retrouver sur mon chemin.
– Vous avez raison, mon ami, je vous parle beaucoup trop de cet insurgé, et je vous prie de me pardonner les désagréables instants que vous venez de passer. Vous auriez pu vous offenser d’une situation que je n’avais pas créée, et vous avez bien voulu me permettre de renvoyer mon persécuteur. Je vous dois vraiment de la reconnaissance, et vous savez que je paie toujours mes dettes, dit Julia avec un sourire à fondre la glace d’un cœur octogénaire.
»En attendant que je paie celle-là, venez que je vous verse une tasse de ce thé qui m’est arrivé hier de Moscou… sans passer par Varsovie.
– Milles grâces, répondit Gaston. Je vais être obligé de vous quitter à minuit. Il est onze heures et demie, et j’ai à vous parler.
Julia avait déjà repris sur sa chaise longue la pose savamment étudiée qu’elle choisissait quand elle voulait charmer. À ce discours, elle se redressa comme une couleuvre froissée, et demanda d’un ton bref:
– Qu’avez-vous donc à me dire?
– Que je me décide à entrer dans la magistrature.
– Je comprends que, pour m’annoncer cette grave nouvelle, vous m’ayez fait manquer l’Opéra. Alors vous allez être obligé de mettre une robe noire et de couper vos moustaches.
– Non, pas encore. Je vais débuter comme attaché au parquet. Mais je vais être forcé de réformer ma façon de vivre.
D’un regard clair et froid comme une lame d’épée, madame d’Orcival interrogea le visage de son amant.
– C’est une rupture que vous me notifiez en ces termes gracieux, demanda-t-elle après un court silence.
– Une séparation, dit le jeune homme en s’inclinant.
– Le mot est plus honnête. Ce que vous faites ne l’est pas.
Gaston tressaillit sous l’injure, mais il se contint assez pour répondre avec calme:
– Vous n’avez jamais cru, je pense, que nos relations dussent être éternelles. J’ai toujours agi avec vous en galant homme; je vous quitte parce que la carrière que je veux suivre m’y force, et je sais à quoi m’oblige cette pénible nécessité.
– Vous voulez dire que, demain, dans le dernier bouquet de gardénias que je recevrai, vous mettrez un chèque à mon ordre. Je vous le renverrai, mon cher. Je ne veux pas de votre argent sans vous. Qu’en ferais-je? Je suis riche, et s’il me plaît de vous donner un successeur, je n’aurai pas besoin de le prendre pour sa fortune… pas plus que je ne vous avais pris pour la vôtre.
Gaston s’inclina sans répondre. La scène du Polonais l’avait cuirassé contre les reproches et contre les flatteries.
– C’est sans doute votre oncle, le juge, qui vous a mis en tête la vertueuse idée de lui succéder un jour, reprit Julia. Et vous osez prétendre qu’il n’a pas décidé aussi de vous marier! L’un ne va pas sans l’autre. Un garçon n’est jamais magistrat qu’à moitié.
– Vous oubliez que mon oncle est célibataire.
– À telles enseignes que vous comptez bien hériter de