– Et vous l’avez donné quelquefois, – lui demandai-je, – car j’ai ouï dire que les routes étaient bien loin d’être sûres dans ce pays ?
– Oh ! deux ou trois petites fois, Monsieur, – répondit-il, – des bagatelles qui ne valent pas la peine qu’on en parle ; un ou deux coups de bâton par-ci, par-là, qui faisaient piauler mes coquins comme un chien qu’on fouette dans un carrefour. Mais jamais de raclée complète ! Ils ne l’attendaient pas ; ou ils décampaient, ou ils tombaient à terre comme un paquet de linge sale, et c’était le meilleur parti qu’ils avaient à prendre, car je n’ai jamais pu frapper un homme à terre… et la Blanche sautait par-dessus ! Mais de cela il y a maintenant des années ; c’était dans le temps de la bande du fameux Lemaire, qui a été guillotiné à Caen, de ces soi-disant marchands de cuillers d’étain qui ont bouté le feu à plus d’une ferme… À présent les routes sont tranquilles, et peut-être, hors celle-ci, à cause de la lande, n’y en a-t-il pas une seule dans toute la Manche où il faille, comme j’ai vu, dans un temps, quand on y passait, se hausser sur les étriers pour regarder par-dessus les haies et faire un nœud de plus à la lanière de son bâton autour de son bras.
– Et voyagez-vous souvent dans ces parages ? – lui demandai-je encore, ayant bien soin de régler le pas de mon cheval sur le pas du sien.
– Cinq à six fois par an, Monsieur, – dit-il. – J’y fais ma tournée. J’y viens, de fondation, à la foire Saint-Michel de Coutances, à la Crottée, aux gros marchés de Créance, et il y en a deux en été et deux en hiver. Voilà à peu près tout, sauf erreur. Comme vous voyez, je ne suis pas bien grand coutumier de cette route-ci. Mes affaires sont de l’autre côté, du côté de Caen et de Bayeux, où je vais vendre aux Augerons de ce haut pays des bœufs qu’ils conduisent à Poissy, et qui sortent, comme tous ceux qu’ils y mènent, de nos herbages du bas Cotentin, et non pas de leur vallée d’Auge, dont ils sont si fiers.
– Je vois que vous êtes – lui dis-je, souriant de son patriotisme d’éleveur – un herbager de la pointe de notre presqu’île ; car, quoique vous m’ayez pris pour étranger et que j’aie perdu l’accent qui dit à l’oreille d’un autre qu’on est son compatriote, je suis cependant du pays, et, si mon oreille n’a pas oublié autant que ma langue les sons qui me furent familiers autrefois, vous devez être, à votre manière de parler, du côté de Saint-Sauveur-le-Vicomte ou de Briquebec.
– Juste comme bon poids ! – s’écria-t-il avec une explosion de gaieté causée par l’idée que j’étais son compatriote, – vous avez mis la main sur le pot aux roses, mon cher monsieur ! Vère ! je suis du côté de Saint-Sauveur-le-Vicomte, car je tiens à bail la grosse ferme du Mont-de-Rauville, qui, comme vous le savez, puisque vous êtes du pays, est entre Saint-Sauveur et Valognes. Je suis herbager et fermier, comme l’ont été tous les miens, honnêtes vestes rousses de père en fils, et comme le seront mes sept garçons, que Dieu les protège ! La race des Tainnebouy doit tout à la terre, et ne s’occupera jamais que de la terre, du moins du vivant de maître Louis, car les enfants ont leurs lubies. Qui peut répondre de ce qui doit survenir après que nous sommes tombés ?… »
Il dit ces derniers mots presque avec mélancolie. Je louai beaucoup l’honnête Cotentinais de cette résolution intelligente et courageuse, que malheureusement on ne trouve plus guère parmi les fermiers de nos provinces enrichis par l’agriculture. Moi qui crois que les sociétés les plus fortes, sinon les plus brillantes, vivent d’imitation, de tradition, des choses reprises à la même place où le temps les interrompit ; moi, enfin, qui me sens plus de goût pour le système des castes, malgré sa dureté, que pour le système de développement à fond de train de toutes les facultés humaines, et qui, d’un autre côté, admirais l’aisance, la franchise, l’attitude du corps et de l’âme, cet aplomb, cette simplicité, toutes ces virilités qui circulaient noblement et paisiblement en cet homme, je trouvais qu’il avait doublement raison de vouloir que ses enfants ne fussent que ce qu’il était et rien de plus.
Je vis bien que cette grosse tête, placée sur de si robustes épaules et solide comme le créneau qui couronne une tour, ne s’était pas laissée lézarder par ces fausses idées qui courent le monde et qu’il avait dû entendre souvent exprimer dans les foires et les marchés où il allait. C’était un homme de l’ancien temps. Quand il avait parlé de Dieu, il avait mis la main sans affectation à son chapeau et l’avait soulevé. La nuit n’était pas si bien venue que je n’eusse très bien discerné ce geste muet. Tout en nous avançant dans la lande, cerclée d’une brume mobile qui venait vers nous peu à peu sous une lune froide et voilée, je repris la conversation, que mes réflexions sur le sens droit de mon compagnon avaient un instant suspendue.
« Ma foi ! – lui dis-je en regardant autour de moi, car le brouillard n’était pas encore assez épais pour que nous n’aperçussions pas devant et à côté de nous à de grandes distances, – je suis fort disposé à vous croire, maître Louis Tainnebouy, quand vous exceptez des routes sûres de votre département cette lande de Lessay. Je suis, comme vous, un voyageur de nuit ; j’ai déjà bien couru, et en plus d’un pays, dans ma vie ; mais je n’ai jamais vu, que je me rappelle, d’endroit qui se prêtât mieux à une attaque nocturne que celui-ci. Il n’y a pas d’arbres, il est vrai, derrière lesquels on puisse se cacher pour ajuster ou surprendre le voyageur, mais voilà des replis de terrain, des espèces de buttes derrière lesquelles un coquin peut se coucher à plat ventre pour éviter le regard de l’homme qui passe et lui envoyer un bon coup de fusil quand il est passé.
– Par l’oiseau de saint Luc, qui est le patron des bouviers, – dit l’honnête fermier, – vous seriez fort en devinailles, Monsieur, comme on dit chez nous. Vous avez deviné tout à l’heure, en m’entendant causer, que j’étais de Saint-Sauveur-le-Vicomte, et v’là que vous devinez maintenant ce que les sacrés bandits étaient usagés de faire, quand il y en avait dans ces parages. Vère, Monsieur, comme vous dites, ils se blottissaient derrière ces buttes, à la façon d’un lièvre au gîte, car il y a bien des places comme celle-ci dans la lande, qui est bossuée comme la vieille casserole de cuivre d’un magnam[1] . Le plus souvent, s’ils étaient deux, ils se mettaient comme qui dirait l’un ici, l’autre là, et, au moment où vous passiez, l’un se levait tout droit de sa butte et sautait à la bride de votre cheval, tandis que l’autre, qui sortait aussi de sa cachette, vous empoignait la cuisse, et à eux deux ils vous avaient bientôt démonté. Quelquefois ils ne faisaient pas tant de cérémonies : ils se contentaient de vous envoyer une charge de plomb en guise de coup de chapeau. Qui diable entendait le coup de fusil dans ces espaces ? Tout au plus, de ce côté de la lande, la mère Giguet du Tauret rouge, qui se gardait bien d’en souffler un mot, de peur de discréditer sa maison.
– Et une maison qui ne flaire pas comme baume ! l’ami, – repris-je. – On m’a dit à Coutances qu’il ne fallait pas trop s’y arrêter.
– Ce sont là des mauvais propos et des commérages, – repartit maître Louis Tainnebouy, – une espèce de méchant renom qui tient au voisinage de la lande et à la mine de l’auberge plus qu’à autre chose. Je connais la mère Giguet depuis plus de vingt ans, Monsieur. Son mari était boucher à Sainte-Mère-Église. Je lui ai vendu plus d’une couple de bœufs qu’il m’a toujours bien payés, rubis sur l’ongle, comme on dit. Mais le malheur est entré dans sa maison à la mort de sa fille, un beau brin de blonde, aux joues comme son tablier d’incarnat des dimanches, morte à l’âge des noces. Elle n’avait pas dix-huit ans quand Dieu la prit. Pauvre jeunesse ! De ce moment-là, la chance a tourné pour les Giguet. Le père n’a plus eu le cœur à l’ouvrage. Il était toujours si hargagne, qu’on disait partout qu’il avait une maladie noire. Pour noyer son chagrin, il s’adonna à l’eau-de-vie, et il a été promptement tourné. Quant à la mère, elle sécha sur pied comme un arbre frappé aux racines. Elle n’avait pas de garçon, et saigner