La personne qui servait le docteur était une grande jeune fille rousse, si infiniment charmante qu’il en ressentit le premier trouble de toute sa vie. À la caisse, il s’informa du nom de la jeune fille.
– Miss Bertha.
Il demanda à miss Bertha si elle voulait l’épouser. Miss Bertha répondit que, naturellement (of course), elle voulait bien.
Quinze jours après cet entretien, la séduisante miss Bertha devenait la belle mistress Snowdrop.
En dépit de ses cinquante-cinq ans, le docteur était un mari absolument présentable. De beaux cheveux d’argent encadraient sa jolie figure toujours soigneusement rasée. Il était fou de sa jeune femme, aux petits soins pour elle et d’une tendresse touchante.
Pourtant, le soir des noces, il lui avait dit avec une tranquillité terrible :
– Bertha, si jamais vous me trompez, arrangez-vous de façon que je l’ignore.
Et il avait ajouté :
– Dans votre intérêt.
Le Dr Snowdrop, comme beaucoup de médecins américains, avait en pension chez lui un élève qui assistait à ses consultations et l’accompagnait dans ses visites, excellente éducation pratique qu’on devrait appliquer en France. On verrait peut-être baisser la mortalité qui afflige si cruellement la clientèle de nos jeunes docteurs.
L’élève de M. Snowdrop, George Arthurson, joli garçon d’une vingtaine d’années, était le fils d’un des plus vieux amis du docteur, et ce dernier l’aimait comme son propre fils.
Le jeune homme ne fut pas insensible à la beauté de miss Bertha, mais, en honnête garçon qu’il était, il refoula son sentiment au fond de son cœur et se jeta dans l’étude pour occuper ses esprits.
Bertha, de son côté, avait aimé George tout de suite, mais, en épouse fidèle, elle voulut attendre que George lui fasse la cour le premier. Ce manège ne pouvait durer bien longtemps, et un beau jour George et Bertha se trouvèrent dans les bras l’un de l’autre.
Honteux de sa faiblesse, George se jura de ne pas recommencer, mais Bertha s’était juré le contraire.
Le jeune homme la fuyait ; elle lui écrivit des lettres d’une passion débordante : « … Être toujours avec toi ; ne jamais nous quitter, de nos deux êtres ne faire qu’un être ! … »
La lettre où flamboyait ce passage tomba dans les mains du docteur qui se contenta de murmurer :
– C’est très faisable.
Le soir même, on dîna à White Oak Park, une propriété que le docteur possédait aux environs de Pigtown.
Pendant le repas, une étrange torpeur, invincible, s’empara des deux amants.
Aidé de Joe, un nègre athlétique, qu’il avait à son service depuis la guerre de Sécession, Snowdrop déshabilla les coupables, les coucha sur le même lit et compléta leur anesthésie grâce à un certain carbure d’hydrogène de son invention.
Il prépara ses instruments de chirurgie aussi tranquillement que s’il se fût agi de couper un cor à un Chinois.
Puis avec une dextérité vraiment remarquable, il enleva, en les désarticulant, le bras droit et la jambe droite de sa femme.
À George, par la même opération, il enleva le bras gauche et la jambe gauche.
Sur toute la longueur du flanc droit de Bertha, sur toute la longueur du flanc gauche de George, il préleva une bande de peau large d’environ trois pouces.
Alors, rapprochant les deux corps de façon que les deux plaies vives coïncidassent, il les maintint collés l’un à l’autre, très fort, au moyen d’une longue bande de toile qui faisait cent fois le tour des jeunes gens.
Pendant toute l’opération, Bertha ni George n’avaient fait un mouvement.
Après s’être assuré qu’ils étaient dans de bonnes conditions, le docteur leur introduisit dans l’estomac, grâce à la sonde œsophagienne, du bon bouillon et du bordeaux vieux.
Sous l’action du narcotique habilement administré, ils restèrent ainsi quinze jours sans reprendre connaissance.
Le seizième jour, le docteur constata que tout allait bien.
Les plaies des épaules et des cuisses étaient cicatrisées.
Quant aux deux flancs, ils n’en formaient plus qu’un.
Alors Snowdrop eut un éclair de triomphe dans les yeux et suspendit les narcotiques.
Réveillés en même temps, Georges et Bertha se crurent le jouet de quelque hideux cauchemar.
Mais ce fut bien autrement terrible quand ils virent que ce n’était pas un rêve.
Le docteur ne pouvait s’empêcher de sourire à ce spectacle.
Quant à Joe, il se tenait les côtes.
Bertha surtout poussait des hurlements d’hyène folle.
– De quoi vous plaignez-vous, ma chère amie ? interrompit doucement Snowdrop. Je n’ai fait qu’accomplir votre vœu le plus cher : Être toujours avec toi ; ne jamais nous quitter ; de nos deux êtres ne faire qu’un être…
Et, souriant finement, le docteur ajouta :
– C’est ce que les Français appellent un collage.
LES PETITS COCHONS
Une cruelle désillusion m’attendait à Andouilly.
Cette petite ville si joyeuse, si coquette, si claire, où j’avais passé les six meilleurs mois de mon existence, me fit tout de suite, dès que j’arrivai, l’effet de la triste bourgade dont parle le poète Capus.
On aurait dit qu’un immense linceul d’affliction enveloppait tous les êtres et toutes les choses.
Pourtant il faisait beau et rien, ce jour-là, dans mon humeur, ne me prédisposait à voir le monde si morne.
– Bah ! me dis-je, c’est un petit nuage qui flotte au ciel de mon cerveau et qui va passer.
J’entrai au Café du Marché, qui était, dans le temps, mon café de prédilection. Pas un seul des anciens habitués ne s’y trouvait, bien qu’il ne fût pas loin de midi.
Le garçon n’était plus l’ancien garçon. Quant au patron, c’était un nouveau patron, et la patronne aussi, comme de juste.
J’interrogeai :
– Ce n’est donc plus M. Fourquemin qui est ici ?
– Oh ! non, monsieur, depuis trois mois. M. Fourquemin est à l’asile du Bon Sauveur, et Mme Fourquemin a pris un petit magasin de mercerie à Dozulé, qui est le pays de ses parents.
– M. Fourquemin est fou ?
– Pas fou furieux, mais tellement maniaque qu’on a été obligé de l’enfermer.
– Quelle manie a-t-il ?
– Oh ! une bien drôle de manie, monsieur. Imaginez-vous qu’il ne peut pas voir un morceau de pain sans en arracher la mie pour en confectionner des petits cochons.
– Qu’est-ce que vous me racontez-là ?
– La pure vérité, monsieur, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que cette étrange maladie a sévi dans le pays comme une épidémie. Rien qu’à l’asile du Bon Sauveur, il y a une trentaine de gens d’Andouilly qui passent la journée à confectionner des petits cochons avec de la mie de pain, et des petits cochons si petits, monsieur, qu’il faut une loupe pour les apercevoir. Il y a un nom pour désigner cette maladie-là. On l’appelle… on l’appelle… Comment diable le médecin de Paris a-t-il dit, monsieur Romain