Salammbô. Gustave Flaubert. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Gustave Flaubert
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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les membres avec sa spatule d’aloès, ou bien il s’interrompait pour boire dans une coupe d’argent, que lui tendait un esclave, une tisane faite avec de la cendre de belette et des asperges bouillies dans du vinaigre ; puis il s’essuyait les lèvres à une serviette d’écarlate, et reprenait :

      – «Ce qui valait un sicle d’argent vaut aujourd’hui trois shekels d’or, et les cultures abandonnées pendant la guerre ne rapportent rien ! Nos pêcheries de pourpre sont à peu près perdues, les perles mêmes deviennent exorbitantes ; à peine si nous avons assez d’onguents pour le service des Dieux ! Quant aux choses de la table, je n’en parle pas, c’est une calamité ! Faute de galères, nous manquons d’épices, et l’on a bien du mal à se fournir de silphium, à cause des rébellions sur la frontière de Cyrène. La Sicile, où l’on trouvait tant d’esclaves, nous est maintenant fermée ! Hier encore, pour un baigneur et quatre valets de cuisine, j’ai donné plus d’argent qu’autrefois pour une paire d’éléphants !»

      Il déroula un long morceau de papyrus ; et il lut, sans passer un seul chiffre, toutes les dépenses que le Gouvernement avait faites ; tant pour les réparations des temples, pour le dallage des rues, pour la construction des vaisseaux, pour les pêcheries de corail, pour l’agrandissement des Syssites, et pour des engins dans les mines, au pays des Cantabres.

      Mais les capitaines, pas plus que les soldats, n’entendaient le punique, bien que les Mercenaires se saluassent en cette langue. On plaçait ordinairement dans les armées des Barbares quelques officiers carthaginois pour servir d’interprètes ; après la guerre ils s’étaient cachés de peur des vengeances, et Hannon n’avait pas songé à les prendre avec lui ; d’ailleurs sa voix trop sourde se perdait au vent.

      Les Grecs, sanglés dans leur ceinturon de fer, tendaient l’oreille, en s’efforçant à deviner ses paroles, tandis que des montagnards, couverts de fourrures comme des ours, le regardaient avec défiance ou bâillaient, appuyés sur leur massue à clous d’airain. Les Gaulois inattentifs secouaient en ricanant leur haute chevelure, et les hommes du désert écoutaient immobiles, tout encapuchonnés dans leurs vêtements de laine grise : d’autres arrivaient par-derrière ; les gardes, que la cohue poussait, chancelaient sur leurs chevaux, les Nègres tenaient au bout de leurs bras des branches de sapin enflammées et le gros Carthaginois continuait sa harangue, monté sur un tertre de gazon.

      Cependant les Barbares s’impatientaient, des murmures s’élevèrent, chacun l’apostropha. Hannon gesticulait avec sa spatule ; ceux qui voulaient faire taire les autres, criant plus fort, ajoutaient au tapage. Tout à coup, un homme d’apparence chétive bondit aux pieds d’Hannon, arracha la trompette d’un héraut, souffla dedans, et Spendius (car c’était lui) annonça qu’il allait dire quelque chose d’important. A cette déclaration, rapidement débitée en cinq langues diverses, grec, latin, gaulois, Lybique et baléare, les capitaines, moitié riant, moitié surpris, répondirent :

      – «Parle ! parle !»

      Spendius hésita ; il tremblait ; enfin s’adressant aux Libyens, qui étaient les plus nombreux, il leur dit :

      – «Vous avez tous entendu les horribles menaces de cet homme ?»

      Hannon ne se récria pas, donc il ne comprenait point le Lybique ; et, pour continuer l’expérience, Spendius répéta la même phrase dans les autres idiomes des Barbares.

      Ils se regardèrent étonnés ; puis tous, comme d’un accord tacite, croyant peut-être avoir compris, ils baissèrent la tête en signe d’assentiment.

      Alors Spendius commença d’une voix véhémente :

      – «Il a d’abord dit que tous les Dieux des autres peuples n’étaient que des songes près des Dieux de Carthage ! il vous a appelés lâches, voleurs, menteurs, chiens et fils de chiennes ! La République sans vous (il a dit cela ! ), ne serait pas contrainte à payer le tribut des Romains ; et par vos débordements vous l’avez épuisée de parfums, d’aromates, d’esclaves et de silphium, car vous vous entendez avec les nomades sur la frontière de Cyrène ! Mais les coupables seront punis ! Il a lu l’énumération de leurs supplices ; on les fera travailler au dallage des rues, à l’armement des vaisseaux, à l’embellissement des Syssites, et l’on enverra les autres gratter la terre dans les mines, au pays des Cantabres.»

      Spendius redit les mêmes choses aux Gaulois, aux Grecs, aux Campaniens, aux Baléares. En reconnaissant plusieurs des noms propres qui avaient frappé leurs oreilles, les Mercenaires furent convaincus qu’il rapportait exactement le discours du Suffète. Quelques-uns lui crièrent : – «Tu mens !» Leurs voix se perdirent dans le tumulte des autres ; Spendius ajouta :

      – «N’avez-vous pas vu qu’il a laissé en dehors du camp une réserve de ses cavaliers ? A un signal ils vont accourir pour vous égorger tous.»

      Les Barbares se tournèrent de ce côté, et, comme la foule alors s’écartait, il apparut au milieu d’elle, s’avançant avec la lenteur d’un fantôme, un être humain tout courbé, maigre, entièrement nu et caché jusqu’aux flancs par de longs cheveux hérissés de feuilles sèches, de poussière et d’épines. Il avait autour des reins et autour des genoux des torchis de paille, des lambeaux de toile ; sa peau molle et terreuse pendait à ses membres décharnés, comme des haillons sur des branches sèches ; ses mains tremblaient d’un frémissement continu, et il marchait en s’appuyant sur un bâton d’olivier.

      Il arriva auprès des Nègres qui portaient les flambeaux. Une sorte de ricanement idiot découvrait ses gencives pâles ; ses grands yeux effarés considéraient la foule des Barbares autour de lui.

      Mais, poussant un cri d’effroi, il se jeta derrière eux et il s’abritait de leurs corps ; il bégayait :

      – «Les voilà ! les voilà !» en montrant les gardes du Suffète, immobiles dans leurs armures luisantes. Leurs chevaux piaffaient, éblouis par la lueur des torches ; elles pétillaient dans les ténèbres ; le spectre humain se débattait et hurlait :

      – «Ils les ont tués ! .»

      A ces mots qu’il criait en baléare, des Baléares arrivèrent et le reconnurent ; sans leur répondre il répétait :

      – «Oui, tués tous, tous ! écrasés comme des raisins ! Les beaux jeunes hommes ! les frondeurs ! mes compagnons, les vôtres !»

      On lui fit boire du vin, et il pleura ; puis il se répandit en paroles.

      Spendius avait peine à contenir sa joie, – tout en expliquant aux Grecs et aux Libyens les choses horribles que racontait Zarxas ; il n’y pouvait croire, tant elles survenaient à propos. Les Baléares pâlissaient, en apprenant comment avaient péri leurs compagnons.

      C’était une troupe de trois cents frondeurs débarqués de la veille, et qui, ce jour-là, avaient dormi trop tard. Quand ils arrivèrent sur la place de Khamon, les Barbares étaient partis et ils se trouvaient sans défense, leurs balles d’argile ayant été mises sur les chameaux avec le reste des bagages. On les laissa s’engager dans la rue de Satheb, jusqu’à la porte de chêne doublée de plaques d’airain ; alors le peuple, d’un seul mouvement, s’était poussé contre eux.

      En effet, les soldats se rappelèrent un grand cri ; Spendius, qui fuyait en tête des colonnes, ne l’avait pas entendu.

      Puis les cadavres furent placés dans les bras des Dieux-Patæques qui bordaient le temple de Khamon. On leur reprocha tous les crimes des Mercenaires : leur gourmandise, leurs vols, leurs impiétés, leurs dédains, et le meurtre des poissons dans le jardin de Salammbô. On fit à leurs corps d’infâmes mutilations ; les prêtres brûlèrent leurs cheveux pour tourmenter leur âme ; on les suspendit par morceaux chez les marchands de viandes ; quelques-uns même y enfoncèrent les dents, et le soir, pour en finir, on alluma des bûchers dans les carrefours.

      C’étaient là ces flammes qui luisaient de loin sur le lac. Mais quelques maisons ayant pris feu, on avait jeté vite par-dessus les murs ce qui restait de cadavres et d’agonisants ; Zarxas jusqu’au lendemain s’était tenu dans les roseaux, au bord du lac ; puis il avait erré dans la campagne, cherchant l’armée d’après