Salammbô. Gustave Flaubert. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Gustave Flaubert
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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Ils recommençaient à boire. Les parfums qui leur coulaient du front mouillaient de gouttes larges leurs tuniques en lambeaux, et s’appuyant des deux poings sur les tables qui leur semblaient osciller comme des navires, ils promenaient à l’entour leurs gros yeux ivres, pour dévorer par la vue ce qu’ils ne pouvaient prendre. D’autres, marchant tout au milieu des plats sur les nappes de pourpre, cassaient à coups de pied les escabeaux d’ivoire et les fioles tyriennes en verre. Les chansons se mêlaient au râle des esclaves agonisant parmi les coupes brisées. Ils demandaient du vin, des viandes, de l’or. Ils criaient pour avoir des femmes. Ils déliraient en cent langages. Quelques-uns se croyaient aux étuves, à cause de la buée qui flottait autour d’eux, ou bien, apercevant des feuillages, ils s’imaginaient être à la chasse et couraient sur leurs compagnons comme sur des bêtes sauvages. L’incendie de l’un à l’autre gagnait tous les arbres, et les hautes masses de verdure, d’où s’échappaient de longues spirales blanches, semblaient des volcans qui commencent à fumer. La clameur redoublait ; les lions blessés rugissaient dans l’ombre.

      Le palais s’éclaira d’un seul coup à sa plus haute terrasse, la porte du milieu s’ouvrit, et une femme, la fille d’Hamilcar elle-même, couverte de vêtements noirs, apparut sur le seuil. Elle descendit le premier escalier qui longeait obliquement le premier étage, puis le second, le troisième, et elle s’arrêta sur la dernière terrasse, au haut de l’escalier des galères. Immobile et la tête basse, elle regardait les soldats.

      Derrière elle, de chaque côté, se tenaient deux longues théories d’hommes pâles, vêtus de robes blanches à franges rouges qui tombaient droit sur leurs pieds. Ils n’avaient pas de barbe, pas de cheveux, pas de sourcils. Dans leurs mains étincelantes d’anneaux ils portaient d’énormes lyres et chantaient tous, d’une voix aiguë, un hymne à la divinité de Carthage. C’étaient les prêtres eunuques du temple de Tanit, que Salammbô appelait souvent dans sa maison.

      Enfin elle descendit l’escalier des galères. Les prêtres la suivirent. Elle s’avança dans l’avenue des cyprès, et elle marchait lentement entre les tables des capitaines, qui se reculaient un peu en la regardant passer.

      Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entrouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait.

      Les prêtres, de temps à autre, pinçaient sur leurs lyres des accords presque étouffés, et dans les intervalles de la musique, on entendait le petit bruit de la chaînette d’or avec le claquement régulier de ses sandales en papyrus.

      Personne encore ne la connaissait. On savait seulement qu’elle vivait retirée dans des pratiques pieuses. Des soldats l’avaient aperçue la nuit, sur le haut de son palais, à genoux devant les étoiles, entre les tourbillons des cassolettes allumées. C’était la lune qui l’avait rendue si pâle, et quelque chose des Dieux l’enveloppait comme une vapeur subtile. Ses prunelles semblaient regarder tout au loin au-delà des espaces terrestres. Elle marchait en inclinant la tête, et tenait à sa main droite une petite lyre d’ébène.

      Ils l’entendaient murmurer :

      – «Morts ! Tous morts ! Vous ne viendrez plus obéissant à ma voix, quand, assise sur le bord du lac, je vous jetais dans la gueule des pépins de pastèques ! Le mystère de Tanit roulait au fond de vos yeux, plus limpides que les globules des fleuves.» Et elle les appelait par leurs noms, qui étaient les noms des mois.

      – «Siv ! Sivan ! Tammouz, Eloul, Tischri, Schebar ! – «Ah ! pitié pour moi, Déesse !»

      Les soldats, sans comprendre ce qu’elle disait, se tassaient autour d’elle. Ils s’ébahissaient de sa parure ; mais elle promena sur eux tous un long regard épouvanté, puis s’enfonçant la tête dans les épaules en écartant les bras, elle répéta plusieurs fois :

      – «Qu’avez-vous fait ! qu’avez-vous fait ! «Vous aviez cependant, pour vous réjouir, du pain, des viandes, de l’huile, tout le malobathre des greniers ! J’avais fait venir des boeufs d’Hécatompyle, j’avais envoyé des chasseurs dans le désert !» Sa voix s’enflait, ses joues s’empourpraient. Elle ajouta : «Où êtes-vous donc, ici ? Est-ce dans une ville conquise, ou dans le palais d’un maître ? Et quel maître ? le Suffète Hamilcar mon père, serviteur des Baals ! Vos armes, rouges du sang de ses esclaves, c’est lui qui les a refusées à Lutatius ! En connaissez-vous un dans vos patries qui sache mieux conduire les batailles ? Regardez donc ! les marches de notre palais sont encombrées par nos victoires ! Continuez ! brûlez-le ! J’emporterai avec moi le Génie de ma maison, mon serpent noir qui dort là-haut sur des feuilles de lotus ! Je sifflerai, il me suivra ; et, si je monte en galère, il courra dans le sillage de mon navire sur l’écume des flots.»

      Ses narines minces palpitaient. Elle écrasait ses ongles contre les pierreries de sa poitrine. Ses yeux s’alanguirent ; elle reprit :

      – «Ah ! pauvre Carthage ! lamentable ville ! Tu n’as plus pour te défendre les hommes forts d’autrefois, qui allaient au-delà des océans bâtir des temples sur les rivages. Tous les pays travaillaient autour de toi, et les plaines de la mer, labourées par tes rames, balançaient tes moissons.»

      Alors elle se mit à chanter les aventures de Melkarth, dieu des Sidoniens et père de sa famille.

      Elle disait l’ascension des montagnes d’Ersiphonie, le voyage à Tartessus, et la guerre contre Masisabal pour venger la reine des serpents :

      – «Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes comme un ruisseau d’argent ; et il arriva dans une prairie où des femmes, à croupe de dragon, se tenaient autour d’un grand feu, dressées sur la pointe de leur queue. La lune, couleur de sang, resplendissait dans un cercle pâle, et leurs langues écarlates, fendues comme des harpons de pêcheurs, s’allongeaient en se recourbant jusqu’au bord de la flamme.»

      Puis Salammbô, sans s’arrêter, raconta comment Melkarth, après avoir vaincu Masisabal, mit à la proue du navire sa tête coupée. – «A chaque battement des flots, elle s’enfonçait sous l’écume ; mais le soleil l’embaumait, elle se fit plus dure que l’or ; cependant les yeux ne cessaient point de pleurer, et les larmes, continuellement, tombaient dans l’eau.»

      Elle chantait tout cela dans un vieil idiome chananéen que n’entendaient pas les Barbares. Ils se demandaient ce qu’elle pouvait leur dire avec les gestes effrayants dont elle accompagnait son discours ; – et montés autour d’elle sur les tables, sur les lits, dans les rameaux des sycomores, la bouche ouverte et allongeant la tête, ils tâchaient de saisir ces vagues histoires qui se balançaient devant leur imagination, à travers l’obscurité des théogonies, comme des fantômes dans des nuages.

      Seuls, les prêtres sans barbe comprenaient Salammbô. Leurs mains ridées, pendant sur les cordes des lyres, frémissaient, et de temps à autre en tiraient un accord lugubre : car plus faibles que des vieilles femmes ils tremblaient à la fois d’émotion mystique et de la peur que leur faisaient les hommes. Les Barbares ne s’en souciaient ; ils écoutaient toujours la vierge chanter.

      Aucun ne la regardait comme un jeune chef numide placé aux tables des capitaines, parmi des soldats de sa nation. Sa ceinture était si hérissée de dards, qu’elle faisait une bosse dans son large manteau, noué à ses tempes par un lacet de cuir. L’étoffe, bâillant sur ses épaules, enveloppait d’ombre son visage, et l’on n’apercevait que les flammes de ses deux yeux fixes. C’était par hasard qu’il se trouvait au festin, – son père le faisant vivre chez les Barca, selon la coutume des rois qui envoyaient leurs enfants dans les grandes familles pour préparer des alliances ; mais depuis six