Personne peut-être ne se rendit compte des causes et personne n’échappa aux effets de cet enthousiasme. La Corilla venait d’ouvrir la séance par un grand air bien chanté et vivement applaudi; cependant le succès qu’obtint le jeune débutant effaça tellement le sien qu’elle en ressentit un mouvement de rage. Mais au moment où Anzoleto, accablé de louanges et de caresses, revint auprès du clavecin où elle était assise, il lui dit en se penchant vers elle avec un mélange de soumission et d’audace: «Et vous, reine du chant, reine de la beauté, n’avez-vous pas un regard d’encouragement pour le pauvre malheureux qui vous craint et qui vous adore?»
La prima donna, surprise de tant de hardiesse, regarda de près ce beau visage qu’elle avait à peine daigné apercevoir; car quelle femme vaine et triomphante daignerait faire attention à un enfant obscur et pauvre? Elle le remarqua enfin; elle fut frappée de sa beauté: son regard plein de feu pénétra en elle, et, vaincue, fascinée à son tour, elle laissa tomber sur lui une longue et profonde œillade qui fut comme le scel apposé sur son brevet de célébrité. Dans cette mémorable soirée, Anzoleto avait dominé son public et désarmé son plus redoutable ennemi; car la belle cantatrice n’était pas seulement reine sur les planches, mais encore à l’administration et dans le cabinet du comte Zustiniani.
IV. Au milieu des applaudissements unanimes, et même un peu insensés
Au milieu des applaudissements unanimes, et même un peu insensés, que la voix et la manière du débutant avaient provoqués, un seul auditeur, assis sur le bord de sa chaise, les jambes serrées et les mains immobiles sur ses genoux, à la manière des dieux égyptiens, restait muet comme un sphinx et mystérieux comme un hiéroglyphe: c’était le savant professeur et compositeur célèbre, Porpora. Tandis que son galant collègue, le professeur Mellifiore, s’attribuant tout l’honneur du succès d’Anzoleto, se pavanait auprès des femmes, et saluait tous les hommes avec souplesse pour remercier jusqu’à leurs regards, le maître du chant sacré se tenait là les yeux à terre, les sourcils froncés, la bouche close, et comme perdu dans ses réflexions. Lorsque toute la société, qui était priée ce soir-là à un grand bal chez la dogaresse, se fut écoulée peu à peu, et que les dilettanti les plus chauds restèrent seulement avec quelques dames et les principaux artistes autour du clavecin, Zustiniani s’approcha du sévère maestro.
C’est trop bouder contre les modernes, mon cher professeur, lui dit-il, et votre silence ne m’en impose point. Vous voulez jusqu’au bout fermer vos sens à cette musique profane et à cette manière nouvelle qui nous charment. Votre cœur s’est ouvert malgré vous, et vos oreilles ont reçu le venin de la séduction.
– Voyons, sior profesor, dit en dialecte la charmante Corilla, reprenant avec son ancien maître les manières enfantines de la scuola, il faut que vous m’accordiez une grâce…
– Loin de moi, malheureuse fille! s’écria le maître, riant à demi, et résistant avec un reste d’humeur aux caresses de son inconstante élève. Qu’y a-t-il désormais de commun entre nous? Je ne te connais plus. Porte ailleurs tes beaux sourires et tes gazouillements perfides.
– Le voilà qui s’adoucit, dit la Corilla en prenant d’une main le bras du débutant, sans cesser de chiffonner de l’autre l’ample cravate blanche du professeur. Viens ici, Zoto[2], et plie le genou devant le plus savant maître de chant de toute l’Italie. Humilie-toi, mon enfant, et désarme sa rigueur. Un mot de lui, si tu peux l’obtenir, doit avoir plus de prix pour toi que toutes les trompettes de la renommée.
– Vous avez été bien sévère pour moi, monsieur le professeur, dit Anzoleto en s’inclinant devant lui avec une modestie un peu railleuse; cependant mon unique pensée, depuis quatre ans, a été de vous faire révoquer un arrêt bien cruel; et si je n’y suis pas parvenu ce soir, j’ignore si j’aurai le courage de reparaître devant le public, chargé comme me voilà de votre anathème.
– Enfant, dit le professeur en se levant avec une vivacité et en parlant avec une conviction qui le rendirent noble et grand, de crochu et maussade qu’il semblait à l’ordinaire, laisse aux femmes les mielleuses et perfides paroles. Ne t’abaisse jamais au langage de la flatterie, même devant ton supérieur, à plus forte raison devant celui dont tu dédaignes intérieurement le suffrage. Il y a une heure tu étais là-bas dans ce coin, pauvre, ignoré, craintif; tout ton avenir tenait à un cheveu, à un son de ton gosier, à un instant de défaillance dans tes moyens, à un caprice de ton auditoire. Un hasard, un effort, un instant, t’ont fait riche, célèbre, insolent. La carrière est ouverte, tu n’as plus qu’à y courir tant que tes forces t’y soutiendront. Écoute donc; car pour la première fois, pour la dernière peut-être, tu vas entendre la vérité. Tu es dans une mauvaise voie, tu chantes mal, et tu aimes la mauvaise musique. Tu ne sais rien, tu n’as rien étudié à fond. Tu n’as que de l’exercice et de la facilité. Tu te passionnes à froid; tu sais roucouler, gazouiller comme ces demoiselles gentilles et coquettes auxquelles on pardonne de minauder ce qu’elles ne savent pas chanter. Mais tu ne sais point phraser, tu prononces mal, tu as un accent vulgaire, un style faux et commun. Ne te décourage pas pourtant; tu as tous les défauts, mais tu as de quoi les vaincre; car tu as les qualités que ne peuvent donner ni l’enseignement ni le travail; tu as ce que ne peuvent faire perdre ni les mauvais conseils ni les mauvais exemples, tu as le feu sacré… tu as le génie!… Hélas! un feu qui n’éclairera rien de grand, un génie qui demeurera stérile… car, je le vois dans tes yeux, comme je l’ai senti dans ta poitrine, tu n’as pas le culte de l’art, tu n’as pas de foi pour les grands maîtres, ni de respect pour les grandes créations; tu aimes la gloire, rien que la gloire, et pour toi seul… Tu aurais pu… tu pourrais… Mais non, il est trop tard, ta destinée sera la course d’un météore, comme celle de…»
Et le professeur enfonçant brusquement son chapeau sur sa tête, tourna le dos, et s’en alla sans saluer personne, absorbé qu’il était dans le développement intérieur de son énigmatique sentence.
Quoique tout le monde s’efforçât de rire des bizarreries du professeur, elles laissèrent une impression pénible et comme un sentiment de doute et de tristesse durant quelques instants. Anzoleto fut le premier qui parut n’y plus songer, bien qu’elles lui eussent causé une émotion profonde de joie, d’orgueil, de colère et d’émulation dont toute sa vie devait être désormais la conséquence. Il parut uniquement occupé de plaire à la Corilla; et il sut si bien le lui persuader, qu’elle s’éprit de lui très sérieusement à cette première rencontre. Le comte Zustiniani n’était pas fort jaloux d’elle, et peut-être avait-il ses raisons pour ne pas la gêner beaucoup. De plus, il s’intéressait à la gloire et à l’éclat de son théâtre plus qu’à toute chose au monde; non qu’il fût vilain à l’endroit des richesses, mais parce qu’il était vraiment fanatique de ce qu’on appelle les beaux-arts. C’est, selon moi, une expression qui convient à un certain sentiment vulgaire, tout italien et par conséquent passionné sans beaucoup de discernement. Le culte de l’art, expression plus moderne, et dont tout le monde ne se servait pas il y a cent ans, a un sens tout autre que le goût des beaux-arts. Le comte était en effet homme de goût comme on l’entendait alors, amateur, et rien de plus. Mais la satisfaction de ce goût était la plus grande affaire de sa vie. Il aimait à s’occuper du public et à l’occuper de lui; à fréquenter les artistes, à régner sur la mode, à faire parler de son théâtre, de son luxe, de son amabilité, de sa magnificence. Il avait, en un mot, la passion dominante des grands seigneurs de province, l’ostentation. Posséder et diriger un théâtre était le meilleur moyen de contenter et de divertir toute la ville. Plus heureux encore s’il eût pu faire asseoir toute la République à sa table! Quand des étrangers demandaient au professeur Porpora ce que c’était que le comte Zustiniani, il avait coutume de répondre: C’est un homme qui aime à régaler, et qui sert de la musique sur son théâtre comme des faisans sur sa table.
Vers une heure du matin on se sépara.
Anzolo, dit la Corilla, qui se trouvait seule avec lui dans une embrasure du balcon, où demeures-tu?»
À cette question inattendue,