Voilà comment j’appris à convoiter en silence, à me cacher, à dissimuler, à mentir, et à dérober enfin, fantaisie qui jusqu’alors ne m’était pas venue, et dont je n’ai pu depuis lors bien me guérir. La convoitise et l’impuissance mènent toujours là. Voilà pourquoi tous les laquais sont fripons, et pourquoi tous les apprentis doivent l’être; mais dans un état égal et tranquille, où tout ce qu’ils voient est à leur portée, ces derniers perdent en grandissant ce honteux penchant. N’ayant pas eu le même avantage, je n’en ai pu tirer le même profit.
Ce sont presque toujours de bons sentiments mal dirigés qui font faire aux enfants le premier pas vers le mal. Malgré les privations et les tentations continuelles, j’avais demeuré plus d’un an chez mon maître sans pouvoir me résoudre à rien prendre, pas même des choses à manger. Mon premier vol fut une affaire de complaisance; mais il ouvrit la porte à d’autres qui n’avaient pas une si louable fin.
Il y avait chez mon maître un compagnon appelé M. Verrat, dont la maison, dans le voisinage, avait un jardin assez éloigné qui produisait de très belles asperges. Il prit envie à M. Verrat, qui n’avait pas beaucoup d’argent, de voler à sa mère des asperges dans leur primeur, et de les vendre pour faire quelques bons déjeuners. Comme il ne voulait pas s’exposer lui-même et qu’il n’était pas fort ingambe, il me choisit pour cette expédition. Après quelques cajoleries préliminaires, qui me gagnèrent d’autant mieux que je n’en voyais pas le but, il me la proposa comme une idée qui lui venait sur-le-champ. Je disputai beaucoup; il insista. Je n’ai jamais pu résister aux caresses; je me rendis. J’allais tous les matins moissonner les plus belles asperges; je les portais au Molard, où quelque bonne femme, qui voyait que je venais de les voler, me le disait pour les avoir à meilleur compte. Dans ma frayeur je prenais ce qu’elle voulait bien me donner; je le portais à M. Verrat. Cela se changeait promptement en un déjeuner dont j’étais le pourvoyeur, et qu’il partageait avec un autre camarade; car pour moi, très content d’en avoir quelque bribe, je ne touchais pas même à leur vin.
Ce petit manège dura plusieurs jours sans qu’il me vînt même à l’esprit de voler le voleur, et de dîmer sur M. Verrat le produit de ses asperges. J’exécutais ma friponnerie avec la plus grande fidélité; mon seul motif était de complaire à celui qui me la faisait faire. Cependant, si j’eusse été surpris, que de coups, que d’injures, quels traitements cruels n’eussé-je point essuyés, tandis que le misérable, en me démentant, eût été cru sur sa parole, et moi doublement puni pour avoir osé le charger, attendu qu’il était compagnon et que je n’étais qu’apprenti! Voilà comment en tout état le fort coupable se sauve aux dépens du faible innocent.
J’appris ainsi qu’il n’était pas si terrible de voler que je l’avais cru, et tirai bientôt si bon parti de ma science, que rien de ce que je convoitais n’était à ma portée en sûreté. Je n’étais pas absolument mal nourri chez mon maître et la sobriété ne m’était pénible qu’en la lui voyant si mal garder. L’usage de faire sortir de table les jeunes gens quand on y sert ce qui les tente le plus, me paraît très bien entendu pour les rendre aussi friands que fripons. Je devins en peu de temps l’un et l’autre; et je m’en trouvais fort bien pour l’ordinaire, quelquefois fort mal quand j’étais surpris.
Un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la fois, est celui d’une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes étaient au fond d’une dépense qui, par une jalousie élevée, recevait du jour de la cuisine. Un jour que j’étais seul dans la maison, je montai sur la may pour regarder dans le jardin des Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvais approcher. J’allai chercher la broche pour voir si elle y pourrait atteindre: elle était trop courte. Je l’allongeai par une autre petite broche qui servait pour le menu gibier; car mon maître aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succès; enfin je sentis avec transport que j’amenais une pomme. Je tirai très doucement: déjà la pomme touchait à la jalousie: j’étais prêt à la saisir. Qui dira ma douleur? La pomme était trop grosse, elle ne put passer par le trou. Que d’inventions ne mis-je point en usage pour la tirer! Il fallut trouver des supports pour tenir la broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la soutenir. À force d’adresse et de temps je parvins à la partager, espérant tirer ensuite les pièces l’une après l’autre; mais à peine furent-elles séparées, qu’elles tombèrent toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction.
Je ne perdis point courage; mais j’avais perdu beaucoup de temps. Je craignais d’être surpris; je renvoie au lendemain une tentative plus heureuse, et je me remets à l’ouvrage tout aussi tranquillement que si je n’avais rien fait, sans songer aux deux témoins indiscrets qui déposaient contre moi dans la dépense.
Le lendemain, retrouvant l’occasion belle, je tente un nouvel essai. Je monte sur mes tréteaux, j’allonge la broche, je l’ajuste; j’étais prêt à piquer… Malheureusement le dragon ne dormait pas; tout à coup la porte de la dépense s’ouvre: mon maître en sort, croise les bras, me regarde et me dit. «Courage!…» La plume me tombe des mains.
Bientôt, à force d’essuyer de mauvais traitements, j’y devins moins sensible; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arrière et de regarder la punition, je les portais en avant et je regardais la vengeance. Je jugeais que me battre comme fripon, c’était m’autoriser à l’être. Je trouvais que voler et être battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un état, et qu’en remplissant la partie de cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le soin de l’autre à mon maître. Sur cette idée je me mis à voler plus tranquillement qu’auparavant. Je me disais: «Qu’en arrivera-t-il enfin? Je serai battu. Soit: je suis fait pour l’être».
J’aime à manger, sans être avide: je suis sensuel, et non pas gourmand. Trop d’autres goûts me distraient de celui-là. Je ne me suis jamais occupé de ma bouche que quand mon cœur était oisif; et cela m’est si rarement arrivé dans ma vie, que je n’ai guère eu le temps de songer aux bons morceaux. Voilà pourquoi je ne bornai pas longtemps ma friponnerie au comestible, je l’étendis bientôt à tout ce qui me tentait; et si je ne devins pas un voleur en forme, c’est que je n’ai jamais été beaucoup tenté d’argent. Dans le cabinet commun, mon maître avait un autre cabinet à part qui fermait à clef; je trouvai le moyen d’en ouvrir la porte et de la refermer sans qu’il y parût. Là je mettais à contribution ses bons outils, ses meilleurs dessins, ses empreintes, tout ce qui me faisait envie et qu’il affectait d’éloigner de moi. Dans le fond, ces vols étaient bien innocents, puisqu’ils n’étaient faits que pour être employés à son service: mais j’étais transporté de joie d’avoir ces bagatelles en mon pouvoir; je croyais voler le talent avec ses productions. Du reste, il y avait dans des boîtes des recoupes d’or et d’argent, de petits bijoux, des pièces de prix, de la monnaie. Quand j’avais quatre ou cinq sols dans ma poche, c’était beaucoup: cependant, loin de toucher à rien de tout cela, je ne me souviens pas même d’y avoir jeté de ma vie un regard de convoitise. Je le voyais avec plus d’effroi que de plaisir. Je crois bien que cette horreur du vol de l’argent et de ce qui en produit me venait en grande partie de l’éducation. Il se mêlait à cela des idées secrètes d’infamie, de prison, de châtiment, de potence qui m’auraient fait frémir si j’avais été tenté; au lieu que mes tours ne me semblaient que des espiègleries, et n’étaient pas autre chose en effet. Tout cela ne pouvait valoir que d’être bien étrillé par mon maître, et d’avance je m’arrangeais là-dessus.
Mais, encore une fois, je ne convoitais pas même assez pour avoir à m’abstenir; je ne sentais rien à combattre. Une seule feuille de beau papier à