Puis il se leva, salua et sortit avec tant de promptitude que tout le monde en demeura stupéfait. C’était sa manière, son chic, son cachet à lui, cette brusquerie dans le départ. Il la jugeait de très bon ton et de grande impression sur le malade.
Mme Andermatt courut se regarder dans la glace, et toute secouée par un rire éclatant d’enfant joyeuse:
– Oh! qu’ils sont amusants, qu’ils sont drôles! Dites, y en a-t-il encore un, je veux le voir tout de suite! Will, allez me le chercher! Il doit y en avoir un troisième, je veux le voir.
Son mari, surpris, demanda:
– Comment, un troisième, un troisième quoi?
Le marquis dut s’expliquer, en s’excusant, car il craignait un peu son gendre. Il raconta donc que le docteur Bonnefille étant venu le voir lui-même, il l’avait introduit chez Christiane, afin de connaître son avis, car il avait grande confiance dans l’expérience du vieux médecin, enfant du pays, qui avait découvert la source.
Andermatt haussa les épaules et déclara que, seul, le docteur Latonne soignerait sa femme, de sorte que le marquis, fort inquiet, se mit à réfléchir sur la façon dont il faudrait s’y prendre pour arranger les choses sans froisser son irascible médecin.
Christiane demanda:
– Gontran est ici?
C’était son frère.
Son père répondit:
– Oui, depuis quatre jours, avec un de ses amis, dont il nous a souvent parlé, M. Paul Brétigny. Ils font ensemble un tour en Auvergne. Ils arrivent du mont Dore et de La Bourboule, et repartiront pour le Cantal à la fin de l’autre semaine.
Puis il demanda à la jeune femme si elle désirait se reposer jusqu’au déjeuner, après cette nuit en chemin de fer; mais elle avait parfaitement dormi dans le sleeping-car, et réclamait seulement une heure pour sa toilette, après quoi elle voulait visiter le village et l’établissement.
Son père et son mari rentrèrent dans leurs chambres, en attendant qu’elle fût prête.
Elle les fit appeler bientôt, et ils descendirent ensemble. Elle s’enthousiasma d’abord à la vue de ce village construit dans ce bois et dans ce profond vallon qui semblait fermé de tous les côtés par des châtaigniers hauts comme des monts. On en voyait partout, jetés au hasard de leur poussée quatre fois séculaire, devant les portes, dans les cours, dans les rues, et puis partout aussi des fontaines, faites d’une grande pierre noire debout, percée d’un petit trou par où s’élançait un fil d’eau claire qui s’arrondissait en cercle pour tomber dans un abreuvoir. Une odeur fraîche de verdure et d’étable flottait sous ces grandes verdures, et on voyait, allant d’un pas grave dans les rues, ou debout devant leurs demeures, des Auvergnates filant avec un vif mouvement des doigts une quenouille de laine noire passée à leur ceinture. Leurs jupes courtes montraient leurs chevilles maigres couvertes de bas bleus, et leur corsage, attaché sur les épaules par des espèces de bretelles, laissait nues les manches de toile des chemises, d’où sortaient les bras durs et secs et les mains osseuses.
Mais soudain, une musique sautillante et drôle jaillit devant les promeneurs. On eût dit un orgue de Barbarie aux sons fluets, un orgue de Barbarie usé, poussif, malade.
Christiane s’écria:
– Qu’est-ce que ça?
Son père se mit à rire:
– C’est l’orchestre du Casino. Ils sont quatre à faire ce bruit-là.
Et il la conduisit devant une affiche rouge collée au coin d’une ferme, et qui portait en lettres noires:
CASINO D’ENVAL
DIRECTION DE M. PETRUS MARTEL DE L’ODÉON.
Samedi 6 juillet. Grand concert organisé par le maestro Saint-Landri, deuxième grand prix du Conservatoire. Le piano sera tenu par M. Javel, grand lauréat du Conservatoire.
Flûte, M. Noirot, lauréat du Conservatoire.
Contrebasse, M. Nicordi, lauréat de l’Académie royale de Bruxelles.
Après le concert, grande représentation de Perdus dans la forêt, comédie en un acte, de M. Pointillet.
Personnages:
Pierre de Lapointe – M. Petrus Martel, de l’Odéon.
Oscar Léveillé – M. Petitnivelle, du Vaudeville.
Jean – M. Lapalme, du Grand-Théâtre de Bordeaux.
Philippine – Mlle Odelin, de l’Odéon.
Pendant la représentation, l’orchestre sera également conduit par le maestro Saint-Landri.
Christiane lisait tout haut, riait, s’étonnait.
Son père reprit:
– Oh! ils t’amuseront. Mais, allons les voir.
Ils tournèrent à droite et entrèrent dans le parc. Les baigneurs se promenaient gravement, lentement dans les trois allées, buvaient leur verre d’eau et repartaient.
Quelques-uns, assis sur des bancs, traçaient des lignes dans le sable du bout de leur canne ou de leur ombrelle. Ils ne parlaient point, semblaient ne point penser, ne vivre qu’à peine, engourdis, paralysés par l’ennui des stations thermales. Seul, le bruit bizarre de l’orchestre sautillait dans l’air doux et calme, venu on ne sait d’où, produit on ne sait comment, passait sous les feuillages, paraissait faire mouvoir ces mornes marcheurs.
Une voix cria «Christiane!». Elle se retourna, c’était son frère. Il courut à elle, l’embrassa et, quand il eut serré la main d’Andermatt, il prit sa soeur par le bras et l’entraîna, laissant par-derrière son père et son beau-frère.
Et ils causèrent. C’était un grand garçon élégant, rieur comme elle, mobile comme le marquis, indifférent aux événements, mais toujours à la recherche de mille francs.
– Je croyais que tu dormais, disait-il, sans quoi j’aurais été t’embrasser. Et puis Paul m’a emmené ce matin au château de Tournoël.
– Qui ça, Paul? Ah oui, ton ami!
– Paul Brétigny. C’est vrai, tu ne sais pas. Il prend un bain en ce moment.
– Il est malade?
– Non. Mais il se guérit tout de même. Il vient d’être amoureux.
– Et il prend des bains acidulés – on dit acidulés, n’est-ce pas – pour se remettre?
– Oui. Il fait tout ce que je lui dis de faire. Oh! il a été très touché. C’est un garçon violent, terrible. Il a failli mourir. Il a voulu la tuer aussi. C’était une actrice, une actrice connue. Il l’a aimée follement. Et puis, elle ne lui était pas fidèle, bien entendu. Ça a fait un drame épouvantable. Alors, je l’ai emmené. Il va mieux en ce moment, mais il y pense encore.
Elle souriait tout à l’heure; maintenant, devenue sérieuse, elle répondit:
– Ça m’amusera de le voir.
Pour elle, cependant, ça ne signifiait pas grand’ chose, «l’Amour». Elle pensait à cela, quelquefois, comme on pense, quand on est pauvre, à un collier de perles, à un diadème de brillants, avec un désir éveillé pour cette chose possible et lointaine. Elle se figurait cela d’après quelques romans lus par désoeuvrement, sans y attacher d’ailleurs grande importance. Elle n’avait jamais beaucoup rêvé, étant née avec une âme heureuse, tranquille et satisfaite; et, bien que mariée depuis deux ans et demi, elle ne s’était pas encore éveillée de ce sommeil où vivent les jeunes filles naïves, de ce sommeil du coeur, de la pensée et des sens qui