Bel-Ami. Guy de Maupassant. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Guy de Maupassant
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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lui importait plus.

      Il la quitta, gardant, comme l’autre fois, la sensation de sa présence continuée dans une sorte d’hallucination de ses sens. Et il attendit le jour du dîner avec une impatience grandissante.

      Ayant loué pour la seconde fois un habit noir, ses moyens ne lui permettant point encore d’acheter un costume de soirée, il arriva le premier au rendez-vous, quelques minutes avant l’heure.

      On le fit monter au second étage, et on l’introduisit dans un petit salon de restaurant, tendu de rouge et ouvrant sur le boulevard son unique fenêtre.

      Une table carrée, de quatre couverts, étalait sa nappe blanche, si luisante qu’elle semblait vernie; et les verres, l’argenterie, le réchaud brillaient gaiement sous la flamme de douze bougies portées par deux hauts candélabres.

      Au dehors on apercevait une grande tache d’un vert clair que faisaient les feuilles d’un arbre, éclairées par la lumière vive des cabinets particuliers.

      Duroy s’assit sur un canapé très bas, rouge comme les tentures des murs, et dont les ressorts fatigués, s’enfonçant sous lui, lui donnèrent la sensation de tomber dans un trou. Il entendait dans toute cette vaste maison une rumeur confuse, ce bruissement des grands restaurants fait du bruit des vaisselles et des argenteries heurtées, du bruit des pas rapides des garçons adouci par le tapis des corridors, du bruit des portes un moment ouvertes et qui laissent échapper le son des voix de tous ces étroits salons où sont enfermés des gens qui dînent. Forestier entra et lui serra la main avec une familiarité cordiale qu’il ne lui témoignait jamais dans les bureaux de La Vie Française.

      «Ces deux dames vont arriver ensemble, dit-il; c’est très gentil ces dîners-là!»

      Puis il regarda la table, fit éteindre tout à fait un bec de gaz qui brûlait en veilleuse, ferma un battant de la fenêtre, à cause du courant d’air, et choisit sa place bien à l’abri en déclarant: «Il faut que je fasse grande attention; j’ai été mieux pendant un mois, et me voici repris depuis quelques jours. J’aurai attrapé froid mardi en sortant du théâtre.»

      On ouvrit la porte et les deux jeunes femmes parurent, suivies d’un maître d’hôtel, voilées, cachées, discrètes, avec cette allure de mystère charmant qu’elles prennent en ces endroits où les voisinages et les rencontres sont suspects.

      Comme Duroy saluait Mme Forestier, elle le gronda fort de n’être pas revenu la voir; puis elle ajouta, avec un sourire, vers son amie:

      «C’est ça, vous me préférez Mme de Marelle, vous trouvez bien le temps pour elle.»

      Puis on s’assit, et le maître d’hôtel ayant présenté à Forestier la carte des vins, Mme de Marelle s’écria:

      «Donnez à ces messieurs ce qu’ils voudront; quant à nous du champagne frappé, du meilleur, du champagne doux par exemple, rien autre chose.»

      Et l’homme étant sorti, elle annonça avec un rire excité:

      «Je veux me pocharder ce soir, nous allons faire une noce, une vraie noce.»

      Forestier, qui paraissait n’avoir pas entendu, demanda:

      «Cela ne vous ferait-il rien qu’on fermât la fenêtre? J’ai la poitrine un peu prise depuis quelques jours.

      – Non, rien du tout.»

      Il alla donc pousser le battant resté entrouvert et il revint s’asseoir avec un visage rasséréné, tranquillisé.

      Sa femme ne disait rien, paraissait absorbée; et, les yeux baissés vers la table, elle souriait aux verres, de ce sourire vague qui semblait promettre toujours pour ne jamais tenir.

      Les huîtres d’Ostende furent apportées, mignonnes et grasses, semblables à de petites oreilles enfermées en des coquilles, et fondant entre le palais et la langue ainsi que des bonbons salés,

      Puis, après le potage, on servit une truite rose comme de la chair de jeune fille; et les convives commencèrent à causer.

      On parla d’abord d’un cancan qui courait les rues, l’histoire d’une femme du monde surprise, par un ami de son mari, soupant avec un prince étranger en cabinet particulier.

      Forestier riait beaucoup de l’aventure; les deux femmes déclaraient que le bavard indiscret n’était qu’un goujat et qu’un lâche. Duroy fut de leur avis et proclama bien haut qu’un homme a le devoir d’apporter en ces sortes d’affaires, qu’il soit acteur, confident ou simple témoin, un silence de tombeau. Il ajouta:

      «Comme la vie serait pleine de choses charmantes si nous pouvions compter sur la discrétion absolue les uns des autres. Ce qui arrête souvent, bien souvent, presque toujours les femmes, c’est la peur du secret dévoilé.»

      Puis il ajouta, souriant:

      «Voyons, n’est-ce pas vrai?

      «Combien y en a-t-il qui s’abandonneraient à un rapide désir, au caprice brusque et violent d’une heure, à une fantaisie d’amour, si elles ne craignaient de payer par un scandale irrémédiable et par des larmes douloureuses un court et léger bonheur!»

      Il parlait avec une conviction contagieuse, comme s’il avait plaidé une cause, sa cause, comme s’il eût dit: «Ce n’est pas avec moi qu’on aurait à craindre de pareils dangers. Essayez pour voir.»

      Elles le contemplaient toutes les deux, l’approuvant du regard, trouvant qu’il parlait bien et juste, confessant par leur silence ami que leur morale inflexible de Parisiennes n’aurait pas tenu longtemps devant la certitude du secret.

      Et Forestier, presque couché sur le canapé, une jambe repliée sous lui, la serviette glissée dans son gilet pour ne point maculer son habit, déclara tout à coup, avec un rire convaincu de sceptique:

      «Sacristi oui, on s’en paierait si on était sûr du silence. Bigre de bigre! les pauvres maris.»

      Et on se mit à parler d’amour. Sans l’admettre éternel, Duroy le comprenait durable, créant un lien, une amitié tendre, une confiance! L’union des sens n’était qu’un sceau à l’union des cœurs. Mais il s’indignait des jalousies harcelantes, des drames, des scènes, des misères qui, presque toujours, accompagnent les ruptures.

      Quand il se tut, Mme de Marelle soupira:

      «Oui, c’est la seule bonne chose de la vie, et nous la gâtons souvent par des exigences impossibles.»

      Mme Forestier qui jouait avec un couteau, ajouta:

      «Oui… oui… c’est bon d’être aimée…»

      Et elle semblait pousser plus loin son rêve, songer à des choses qu’elle n’osait point dire.

      Et comme la première entrée n’arrivait pas, ils buvaient de temps en temps une gorgée de champagne en grignotant des croûtes arrachées sur le dos des petits pains ronds. Et la pensée de l’amour, lente et envahissante, entrait en eux, enivrait peu à peu leur âme, comme le vin clair, tombé goutte à goutte en leur gorge, échauffait leur sang et troublait leur esprit.

      On apporta des côtelettes d’agneau, tendres, légères, couchées sur un lit épais et menu de pointes d’asperges.

      «Bigre! la bonne chose!» s’écria Forestier. Et ils mangeaient avec lenteur, savourant la viande fine et le légume onctueux comme une crème.

      Duroy reprit:

      «Moi, quand j’aime une femme, tout disparaît du monde autour d’elle.»

      Il disait cela avec conviction, s’exaltant à la pensée de cette jouissance de table qu’il goûtait.

      Mme Forestier murmura, avec son air de n’y point toucher:

      «Il n’y a pas de bonheur comparable à la première pression des mains, quand l’un demande: «M’aimez-vous?» et quand l’autre répond: «Oui, je t’aime.»

      Mme de Marelle, qui venait de vider d’un trait une nouvelle flûte de champagne, dit gaiement en reposant son verre:

      «Moi,