« Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange ! Regardez cette curieuse passion du jeu, marquise », dit M. de Charlus, en désignant à Mme de Surgis ses deux fils, comme s’il ignorait absolument qui ils étaient, « ce doivent être deux Orientaux, ils ont certains traits caractéristiques, ce sont peut-être des Turcs », ajouta-t-il, à la fois pour confirmer encore sa feinte innocence, témoigner d’une vague antipathie, qui, quand elle ferait place ensuite à l’amabilité, prouverait que celle-ci s’adresserait seulement à la qualité de fils de Mme de Surgis, n’ayant commencé que quand le baron avait appris qui ils étaient. Peut-être aussi M. de Charlus, de qui l’insolence était un don de nature qu’il avait joie à exercer, profitait-il de la minute pendant laquelle il était censé ignorer qui était le nom de ces deux jeunes gens pour se divertir aux dépens de Mme de Surgis et se livrer à ses railleries coutumières, comme Scapin met à profit le déguisement de son maître pour lui administrer des volées de coups de bâton.
« Ce sont mes fils », dit Mme de Surgis, avec une rougeur qu’elle n’aurait pas eue si elle avait été plus fine sans être plus vertueuse. Elle eût compris alors que l’air d’indifférence absolue ou de raillerie que M. de Charlus manifestait à l’égard d’un jeune homme n’était pas plus sincère que l’admiration toute superficielle qu’il témoignait à une femme n’exprimait le vrai fond de sa nature. Celle à qui il pouvait tenir indéfiniment les propos les plus complimenteurs aurait pu être jalouse du regard que, tout en causant avec elle, il lançait à un homme qu’il feignait ensuite de n’avoir pas remarqué. Car ce regard-là était un regard autre que ceux que M. de Charlus avait pour les femmes ; un regard particulier, venu des profondeurs, et qui, même dans une soirée, ne pouvait s’empêcher d’aller naïvement aux jeunes gens, comme les regards d’un couturier qui décèlent sa profession par la façon immédiate qu’ils ont de s’attacher aux habits.
« Oh ! comme c’est curieux », répondit non sans insolence M. de Charlus, en ayant l’air de faire faire à sa pensée un long trajet pour l’amener à une réalité si différente de celle qu’il feignait d’avoir supposée. « Mais je ne les connais pas », ajouta-t-il, craignant d’être allé un peu loin dans l’expression de l’antipathie et d’avoir paralysé ainsi chez la marquise l’intention de lui faire faire leur connaissance. « Est-ce que vous voudriez me permettre de vous les présenter ? demanda timidement Mme de Surgis. – Mais, mon Dieu ! comme vous penserez, moi, je veux bien, je ne suis pas peut-être un personnage bien divertissant pour d’aussi jeunes gens », psalmodia M. de Charlus avec l’air d’hésitation et de froideur de quelqu’un qui se laisse arracher une politesse.
« Arnulphe, Victurnien, venez vite », dit Mme de Surgis. Victurnien se leva avec décision. Arnulphe, sans voir plus loin que son frère, le suivit docilement.
– Voilà le tour des fils, maintenant, me dit Robert. C’est à mourir de rire. Jusqu’au chien du logis, il s’efforce de complaire. C’est d’autant plus drôle que mon oncle déteste les gigolos. Et regarde comme il les écoute avec sérieux. Si c’était moi qui avais voulu les lui présenter, ce qu’il m’aurait envoyé dinguer. Écoute, il va falloir que j’aille dire bonjour à Oriane. J’ai si peu de temps à passer à Paris que je veux tâcher de voir ici tous les gens à qui j’aurais été sans cela mettre des cartes.
– Comme ils ont l’air bien élevés, comme ils ont de jolies manières, était en train de dire M. de Charlus.
– Vous trouvez ? répondait Mme de Surgis ravie.
Swann m’ayant aperçu s’approcha de Saint-Loup et de moi. La gaieté juive était chez Swann moins fine que les plaisanteries de l’homme du monde. « Bonsoir, nous dit-il. Mon Dieu ! tous trois ensemble, on va croire à une réunion de syndicat. Pour un peu on va chercher où est la caisse ! » Il ne s’était pas aperçu que M. de Beauserfeuil était dans son dos et l’entendait. Le général fronça involontairement les sourcils. Nous entendions la voix de M. de Charlus tout près de nous : « Comment ? vous vous appelez Victurnien, comme dans le Cabinet des Antiques », disait le baron pour prolonger la conversation avec les deux jeunes gens. « De Balzac, oui », répondit l’aîné des Surgis, qui n’avait jamais lu une ligne de ce romancier mais à qui son professeur avait signalé, il y avait quelques jours, la similitude de son prénom avec celui de d’Esgrignon. Mme de Surgis était ravie de voir son fils briller et de M. de Charlus extasié devant tant de science.
– Il paraît que Loubet est en plein pour nous, de source tout à fait sûre, dit à Saint-Loup, mais cette fois à voix plus basse pour ne pas être entendu du général, Swann pour qui les relations républicaines de sa femme devenaient plus intéressantes depuis que l’affaire Dreyfus était le centre de ses préoccupations. Je vous dis cela parce que je sais que vous marchez à fond avec nous.
– Mais, pas tant que ça ; vous vous trompez complètement, répondit Robert. C’est une affaire mal engagée dans laquelle je regrette bien de m’être fourré. Je n’avais rien à voir là dedans. Si c’était à recommencer, je m’en tiendrais bien à l’écart. Je suis soldat et avant tout pour l’armée. Si tu restes un moment avec M. Swann, je te retrouverai tout à l’heure, je vais près de ma tante.
Mais je vis que c’était avec Mlle d’Ambressac qu’il allait causer et j’éprouvai du chagrin à la pensée qu’il m’avait menti sur leurs fiançailles possibles. Je fus rasséréné quand j’appris qu’il lui avait été présenté une demi-heure avant par Mme de Marsantes, qui désirait ce mariage, les Ambressac étant très riches.
« Enfin, dit M. de Charlus à Mme de Surgis, je trouve un jeune homme instruit, qui a lu, qui sait ce que c’est que Balzac. Et cela me fait d’autant plus de plaisir de le rencontrer là où c’est devenu le plus rare, chez un des mes pairs, chez un des nôtres », ajouta-t-il en insistant sur ces mots. Les Guermantes avaient beau faire semblant de trouver tous les hommes pareils, dans les grandes occasions où ils se trouvaient avec des gens « nés », et surtout moins bien « nés », qu’ils désiraient et pouvaient flatter, ils n’hésitaient pas à sortir les vieux souvenirs de famille. « Autrefois, reprit le baron, aristocrates voulait dire les meilleurs, par l’intelligence, par le cœur. Or, voilà le premier d’entre nous que je vois sachant ce que c’est que Victurnien d’Esgrignon. J’ai tort de dire le premier. Il y a aussi un Polignac et un Montesquiou, ajouta M. de Charlus qui savait que cette double assimilation ne pouvait qu’enivrer la marquise. D’ailleurs vos fils ont de qui tenir, leur grand-père maternel avait une collection célèbre du XVIIIe siècle. Je vous montrerai la mienne si vous voulez me faire le plaisir de venir déjeuner un jour, dit-il au jeune Victurnien. Je vous montrerai une curieuse édition du Cabinet des Antiques avec des corrections de la main de Balzac. Je serai charmé de confronter ensemble les deux Victurnien. »
Je ne pouvais me décider à quitter Swann. Il était arrivé à ce degré de fatigue où le corps d’un malade n’est plus qu’une cornue où s’observent des réactions chimiques. Sa figure se marquait de petits points bleu de Prusse, qui avaient l’air de ne pas appartenir au monde vivant, et dégageait ce genre d’odeur qui, au lycée, après les « expériences », rend si désagréable de rester dans une classe de « Sciences ». Je lui demandai s’il n’avait pas eu une longue conversation avec le prince de Guermantes et s’il ne voulait pas me raconter ce qu’elle avait été.
– Si, me dit-il, mais allez d’abord un moment avec M. de Charlus et Mme de Surgis, je vous attendrai ici.
En effet, M. de Charlus ayant proposé à Mme de Surgis de quitter cette pièce trop chaude et d’aller s’asseoir un moment avec elle, dans une autre, n’avait pas demandé aux deux fils de venir avec leur mère, mais à moi. De cette façon, il se donnait l’air, après les avoir amorcés, de ne pas tenir aux deux jeunes gens. Il me faisait de plus une politesse facile, Mme de Surgis-le-Duc