La jeune fille assise devant lui le regardait faire en silence, visiblement préoccupée d’une autre pensée à laquelle elle souriait de temps en temps, tandis que sa douce main caressait la tête intelligente de la chèvre mollement pressée entre ses genoux.
Une chandelle de cire jaune éclairait cette scène de voracité et de rêverie.
Cependant, les premiers bêlements de son estomac apaisés, Gringoire sentit quelque fausse honte de voir qu’il ne restait plus qu’une pomme. «Vous ne mangez pas, mademoiselle Esmeralda?»
Elle répondit par un signe de tête négatif, et son regard pensif alla se fixer à la voûte de la cellule.
«De quoi diable est-elle occupée?» pensa Gringoire, et regardant ce qu’elle regardait: «Il est impossible que ce soit la grimace de ce nain de pierre sculpté dans la clef de voûte qui absorbe ainsi son attention. Que diable! je puis soutenir la comparaison!»
Il haussa la voix: «Mademoiselle!»
Elle ne paraissait pas l’entendre.
Il reprit plus haut encore: «Mademoiselle Esmeralda!»
Peine perdue. L’esprit de la jeune fille était ailleurs, et la voix de Gringoire n’avait pas la puissance de le rappeler. Heureusement la chèvre s’en mêla. Elle se mit à tirer doucement sa maîtresse par la manche: «Que veux-tu, Djali? dit vivement l’égyptienne, comme réveillée en sursaut.
– Elle a faim,» dit Gringoire, charmé d’entamer la conversation.
La Esmeralda se mit à émietter du pain, que Djali mangeait gracieusement dans le creux de sa main.
Du reste, Gringoire ne lui laissa pas le temps de reprendre sa rêverie. Il hasarda une question délicate.
«Vous ne voulez donc pas de moi pour votre mari?»
La jeune fille le regarda fixement, et dit: «Non.
– Pour votre amant?» reprit Gringoire.
Elle fit sa moue, et répondit: «Non.
– Pour votre ami?» poursuivit Gringoire.
Elle le regarda encore fixement, et dit après un moment de réflexion: «Peut-être.»
Ce peut-être, si cher aux philosophes, enhardit Gringoire.
«Savez-vous ce que c’est que l’amitié? demanda-t-il.
– Oui, répondit l’égyptienne. C’est être frère et sœur, deux âmes qui se touchent sans se confondre, les deux doigts de la main.
– Et l’amour? poursuivit Gringoire.
– Oh! l’amour! dit-elle, et sa voix tremblait, et son œil rayonnait. C’est être deux et n’être qu’un. Un homme et une femme qui se fondent en un ange. C’est le ciel.»
La danseuse des rues était, en parlant ainsi, d’une beauté qui frappait singulièrement Gringoire, et lui semblait en rapport parfait avec l’exaltation presque orientale de ses paroles. Ses lèvres roses et pures souriaient à demi; son front candide et serein devenait trouble par moments sous sa pensée, comme un miroir sous une haleine; et de ses longs cils noirs baissés s’échappait une sorte de lumière ineffable qui donnait à son profil cette suavité idéale que Raphaël retrouva depuis au point d’intersection mystique de la virginité, de la maternité et de la divinité.
Gringoire n’en poursuivit pas moins.
«Comment faut-il donc être pour vous plaire?
– Il faut être homme.
– Et moi, dit-il, qu’est-ce que je suis donc?
– Un homme a le casque en tête, l’épée au poing et des éperons d’or aux talons.
– Bon, dit Gringoire, sans le cheval point d’homme. – Aimez-vous quelqu’un?
– D’amour?
– D’amour.»
Elle resta un moment pensive, puis elle dit avec une expression particulière: «Je saurai cela bientôt.
– Pourquoi pas ce soir? reprit alors tendrement le poète. Pourquoi pas moi?»
Elle lui jeta un coup d’œil grave.
«Je ne pourrai aimer qu’un homme qui pourra me protéger.»
Gringoire rougit et se le tint pour dit. Il était évident que la jeune fille faisait allusion au peu d’appui qu’il lui avait prêté dans la circonstance critique où elle s’était trouvée deux heures auparavant. Ce souvenir, effacé par ses autres aventures de la soirée, lui revint. Il se frappa le front.
«À propos, mademoiselle, j’aurais dû commencer par là. Pardonnez-moi mes folles distractions. Comment donc avez-vous fait pour échapper aux griffes de Quasimodo?»
Cette question fit tressaillir la bohémienne.
«Oh! l’horrible bossu! dit-elle en se cachant le visage dans ses mains; et elle frissonnait comme dans un grand froid.
– Horrible en effet! dit Gringoire qui ne lâchait pas son idée; mais comment avez-vous pu lui échapper?»
La Esmeralda sourit, soupira, et garda le silence.
«Savez-vous pourquoi il vous avait suivie? reprit Gringoire, tâchant de revenir à sa question par un détour.
– Je ne sais pas», dit la jeune fille. Et elle ajouta vivement: «Mais vous qui me suiviez aussi, pourquoi me suiviez-vous?
– En bonne foi, répondit Gringoire, je ne sais pas non plus.»
Il y eut un silence. Gringoire tailladait la table avec son couteau. La jeune fille souriait et semblait regarder quelque chose à travers le mur. Tout à coup elle se prit à chanter d’une voix à peine articulée:
Quando las pintadas aves
Mudas están, y la tierra[29]…
Elle s’interrompit brusquement, et se mit à caresser Djali.
«Vous avez là une jolie bête, dit Gringoire.
– C’est ma sœur, répondit-elle.
– Pourquoi vous appelle-t-on la Esmeralda? demanda le poète.
– Je n’en sais rien.
– Mais encore?»
Elle tira de son sein une espèce de petit sachet oblong suspendu à son cou par une chaîne de grains d’adrézarach. Ce sachet exhalait une forte odeur de camphre. Il était recouvert de soie verte, et portait à son centre une grosse verroterie verte, imitant l’émeraude.
«C’est peut-être à cause de cela», dit-elle.
Gringoire voulut prendre le sachet. Elle recula. «N’y touchez pas. C’est une amulette; tu ferais mal au charme, ou le charme à toi.»
La curiosité du poète était de plus en plus éveillée.
«Qui vous l’a donnée?»
Elle mit un doigt sur sa bouche et cacha l’amulette dans son sein. Il essaya d’autres questions, mais elle répondait à peine.
«Que veut dire ce mot: la Esmeralda?
– Je ne sais pas, dit-elle.
– À quelle langue appartient-il?
– C’est de l’égyptien, je crois.
– Je m’en étais douté, dit Gringoire, vous n’êtes pas de France?
– Je n’en sais rien.
– Avez-vous