– Oh! vous êtes belle, bien belle, trop belle! s’écria Maurice.
– Fermez les yeux, dit l’inconnue.
Maurice obéit.
La jeune femme prit ses deux mains dans les siennes, le tourna comme elle voulut. Soudain une chaleur parfumée sembla s’approcher de son visage, et une bouche effleura sa bouche, laissant entre ses deux lèvres la bague qu’il avait refusée.
Ce fut une sensation rapide comme la pensée, brûlante comme une flamme. Maurice ressentit une commotion qui ressemblait presque à la douleur, tant elle était inattendue et profonde, tant elle avait pénétré au fond du cœur et en avait fait frémir les fibres secrètes.
Il fit un brusque mouvement en étendant les bras devant lui.
– Votre serment! cria une voix déjà éloignée.
Maurice appuya ses mains crispées sur ses yeux pour résister à la tentation de se parjurer. Il ne compta plus, il ne pensa plus; il resta muet, immobile, chancelant.
Au bout d’un instant il entendit comme le bruit d’une porte qui se refermait à cinquante ou soixante pas de lui; puis tout bientôt rentra dans le silence.
Alors il écarta ses doigts, rouvrit les yeux, regarda autour de lui comme un homme qui s’éveille, et peut-être eût-il cru qu’il se réveillait en effet et que tout ce qui venait de lui arriver n’était qu’un songe, s’il n’eût tenu serrée entre ses lèvres la bague qui faisait de cette incroyable aventure une incontestable réalité.
IV. Mœurs du temps
Lorsque Maurice Lindey revint à lui et regarda autour de lui, il ne vit que des ruelles sombres qui s’allongeaient à sa droite et à sa gauche; il essaya de chercher, de se reconnaître; mais son esprit était troublé, la nuit était sombre; la lune, qui était sortie un instant pour éclairer le charmant visage de l’inconnue, était rentrée dans ses nuages. Le jeune homme, après un moment de cruelle incertitude, reprit le chemin de sa maison, située rue du Roule.
En arrivant dans la rue Sainte-Avoie, Maurice fut surpris de la quantité de patrouilles qui circulaient dans le quartier du Temple.
– Qu’y a-t-il donc, sergent? demanda-t-il au chef d’une patrouille fort affairée qui venait de faire perquisition dans la rue des Fontaines.
– Ce qu’il y a? dit le sergent. Il y a, mon officier, qu’on a voulu enlever cette nuit la femme Capet et toute sa nichée.
– Et comment cela?
– Une patrouille de ci-devant qui s’était, je ne sais comment, procuré le mot d’ordre, s’était introduite au Temple sous le costume de chasseurs de la garde nationale, et les devait enlever. Heureusement, celui qui représentait le caporal, en parlant à l’officier de garde, l’a appelé monsieur; il s’est vendu lui-même, l’aristocrate!
– Diable! fit Maurice. Et a-t-on arrêté les conspirateurs?
– Non; la patrouille a gagné la rue, et elle s’est dispersée.
– Et y a-t-il quelque espoir de rattraper ces gaillards-là?
– Oh! il n’y en a qu’un qu’il serait bien important de reprendre, le chef, un grand maigre… qui avait été introduit parmi les hommes de garde par un des municipaux de service. Nous a-t-il fait courir, le scélérat! Mais il aura trouvé une porte de derrière et se sera enfui par les Madelonnettes.
Dans toute autre circonstance, Maurice fût resté toute la nuit avec les patriotes qui veillaient au salut de la République; mais, depuis une heure, l’amour de la patrie n’était plus sa seule pensée. Il continua donc son chemin, la nouvelle qu’il venait d’apprendre se fondant peu à peu dans son esprit et disparaissant derrière l’événement qui venait de lui arriver. D’ailleurs, ces prétendues tentatives d’enlèvement étaient devenues si fréquentes, les patriotes eux-mêmes savaient que dans certaines circonstances on s’en servait si bien comme d’un moyen politique, que cette nouvelle n’avait pas inspiré une grande inquiétude au jeune républicain.
En revenant chez lui, Maurice trouva son officieux; à cette époque on n’avait plus de domestique; Maurice, disons-nous, trouva son officieux l’attendant, et qui, en l’attendant, s’était endormi, et, en dormant, ronflait d’inquiétude.
Il le réveilla avec tous les égards qu’on doit à son semblable, lui fit tirer ses bottes, le renvoya afin de n’être point distrait de sa pensée, se mit au lit, et, comme il se faisait tard et qu’il était jeune, il s’endormit à son tour malgré la préoccupation de son esprit.
Le lendemain, il trouva une lettre sur sa table de nuit.
Cette lettre était d’une écriture fine, élégante et inconnue. Il regarda le cachet: le cachet portait pour devise ce seul mot anglais: Nothing, – Rien.
Il l’ouvrit, elle contenait ces mots:
Merci!
Reconnaissance éternelle en échange d’un éternel oubli!…
Maurice appela son domestique; les vrais patriotes ne les sonnaient plus, la sonnette rappelant la servilité; d’ailleurs, beaucoup d’officieux mettaient, en entrant chez leurs maîtres, cette condition aux services qu’ils consentaient à leur rendre.
L’officieux de Maurice avait reçu, il y avait trente ans à peu près, sur les fonts baptismaux, le nom de Jean, mais en 92 il s’était, de son autorité privée, débaptisé, Jean sentant l’aristocratie et le déisme, et s’appelait Scévola.
– Scévola, demanda Maurice, sais-tu ce que c’est que cette lettre?
– Non, citoyen.
– Qui te l’a remise?
– Le concierge.
– Qui la lui a apportée?
– Un commissionnaire, sans doute, puisqu’il n’y a pas le timbre de la nation.
– Descends et prie le concierge de monter.
Le concierge monta parce que c’était Maurice qui le demandait, et que Maurice était fort aimé de tous les officieux avec lesquels il était en relation; mais le concierge déclara que, si c’était tout autre locataire, il l’eût prié de descendre.
Le concierge s’appelait Aristide.
Maurice l’interrogea. C’était un homme inconnu qui, vers les huit heures du matin, avait apporté cette lettre. Le jeune homme eut beau multiplier ses questions, les représenter sous toutes les faces, le concierge ne put lui répondre autre chose. Maurice le pria d’accepter dix francs en l’invitant, si cet homme se représentait, à le suivre sans affectation et à revenir lui dire où il était allé.
Hâtons-nous de dire qu’à la grande satisfaction d’Aristide, un peu humilié par cette proposition de suivre un de ses semblables, l’homme ne revint pas.
Maurice, resté seul, froissa la lettre avec dépit, tira la bague de son doigt, la mit avec la lettre froissée sur une table de nuit, se retourna le nez contre le mur avec la folle prétention de s’endormir de nouveau; mais, au bout d’une heure, Maurice, revenu de cette fanfaronnade, baisait la bague et relisait la lettre: la bague était un saphir très beau.
La lettre était, comme nous l’avons dit, un charmant petit billet qui sentait son aristocratie d’une lieue.
Comme Maurice se livrait à cet examen, sa porte s’ouvrit. Maurice remit la bague à son doigt et cacha la lettre sous son traversin. Était-ce pudeur d’un amour naissant? était-ce vergogne d’un patriote qui ne veut pas qu’on le sache en relation avec des gens assez imprudents pour écrire un pareil billet, dont le parfum seul pouvait compromettre et la main qui l’avait écrit et celle qui le décachetait?
Celui qui entrait ainsi était un jeune homme vêtu en patriote, mais en patriote de la plus suprême élégance. Sa carmagnole était de drap fin, sa culotte était