Quoi qu’il en soit, les conférences s’ouvrirent à Bruges, et furent interrompues presque aussitôt. Thomas Morus profita du loisir que lui laissait la suspension du congrès pour aller à Anvers.
C’est là probablement qu’il conçut l’idée et le plan de l’Utopie, en confia le secret à un petit nombre d’amis intimes, leur promettant de développer par écrit, à son retour en Angleterre, ce qu’il leur communiquait de vive voix, dans des conversations improvisées et fugitives. Du moins, il est naturel d’interpréter ainsi la fiction par laquelle Thomas Morus suppose que son livre est le simple récit d’un entretien qu’il eut à Anvers avec Raphaël Hythlodée, personnage entièrement imaginaire.
Les conférences diplomatiques furent enfin renouées, et le traité de commerce fut signé le 24 janvier 1516 à Bruxelles par les commissaires anglais.
C’est donc vers cette époque que Thomas Morus commença la rédaction de son Utopie, qui ne fut terminée que peu de temps avant le mois de novembre de la même année. Cela résulte suffisamment d’une lettre, datée du 1er novembre 1516, dans laquelle Pierre Gilles annonce à Jérôme Busleiden qu’il vient de recevoir le manuscrit de l’Utopie.
Les détails qui précèdent n’étaient pas inutiles ; ils avaient pour but de déterminer un point douteux, quoique intéressant de bibliographie. Mais une considération d’une autre espèce en justifiait encore l’opportunité.
L’on sait que la moralité personnelle d’un homme, la trempe particulière de son génie, ne sont pas les seules causes qui modifient la nature et la forme de ses productions littéraires. La position de l’écrivain, son entourage, et divers autres agents externes, projettent sur ses œuvres des lueurs ou des ombres bien marquées.
En sorte qu’un livre est la résultante visible de toutes les forces individuelles et sociales qui sollicitent habituellement l’âme de l’écrivain.
Il n’était donc pas indifférent de rechercher avec exactitude les événements au milieu desquels l’Utopie fut composée, et la part que Thomas Morus prit à ces événements. Car il est possible de trouver dans cette connaissance, et l’origine même de l’ouvrage, et l’explication des sentiments et des principes que l’auteur y a déposés.
L’Utopie, n’étant encore que manuscrit, fut communiquée à plusieurs savants, qui la reçurent avec bonheur, comme une primeur littéraire de haute qualité. Pierre Gilles, ami de l’auteur, l’avait reçue directement de lui, quelque temps avant le 1er novembre 1516 ; il s’occupa bientôt après de la faire imprimer à Louvain, en ajoutant au texte original l’alphabet utopien, un fragment de la langue utopienne et des notes en marge. Cette édition, qui est certainement la première, parut vers la fin de décembre 1516, suivant Panzer et Brunet.
Henri Hallam, dans son histoire littéraire de l’Europe (XVe, XVIe et XVIIe siècles), affirme qu’une édition de l’Utopie avait paru à la fin de l’année 1515. Cette assertion nous semble inconciliable, soit avec les faits, soit avec les épîtres qui accompagnèrent l’apparition de cet ouvrage.
La deuxième édition est celle de Bâle, imprimée par Jean Froben, l’an 1518, 1 vol. in-4°. L’on y trouve les deux livres de l’Utopie, six épîtres latines, les exercices (progymnasmata) de Thomas Morus et de William Lelly, une pièce de vers grecs de Melanchton, adressée à Érasme, les épigrammes de Thomas Morus et d’Érasme, et des gravures en bois dont deux ont été faites sur les dessins d’Holbein. La bibliothèque de la ville de Bordeaux possède un exemplaire de cette édition, exemplaire qui a servi à rédiger cette traduction nouvelle.
L’Utopie, dès qu’elle fut publiée, obtint un succès prodigieux ; elle excita comme un tumulte d’enthousiasme dans le monde des philosophes et des savants. Alors, le moyen âge tombait déjà en poussière ; une aspiration immense se faisait de toutes parts vers un nouvel avenir ; des géants d’érudition et de travail entassaient volumes sur volumes pour combler l’abîme de dix siècles de ténèbres et frayer un chemin à la marche si longtemps arrêtée de l’antique civilisation. Tous ces hommes laborieux s’émurent et s’inclinèrent devant le génie, presque divin, qui leur avait révélé la république utopienne. Les uns admiraient la hardiesse, l’originalité et la profondeur de la conception, les autres louaient particulièrement la verve, la pureté et la spirituelle aisance du style.
Guillaume Budé, le patriarche de la science en France, trouvait dans l’Utopie la trace d’un esprit supérieur, une grâce infinie, un savoir large et consommé ; il n’hésite pas à placer l’auteur de ce livre au nombre des premières gloires littéraires de son temps et à lui consacrer un autel dans le temple des muses. L’Allemagne paya aussi son tribut ; et une lettre de l’helléniste B. Rhénanus, à Bilibalb Pirckhémer témoigne assez que le talent et le nom de Thomas Morus y étaient en grande estime.
Il devait en être ainsi à une époque où l’éloge récompensait, sans exception, toute espèce de travail d’intelligence ; où la critique eût été absurde, parce qu’il fallait sortir au plus vite de la barbarie du passé, et que, pour cela, tous les efforts, tous les ouvriers étaient bons. Néanmoins, ces louanges, qui nous semblent aujourd’hui ridicules, n’étaient pas déplacée, en s’adressant à l’Utopie ; car ce livre, au commencement du XVIe siècle, était une œuvre de génie et même de bon goût. Érasme, il est vrai, avait publié ses Adages, et Budé son traité de Asse, ouvrages étonnants qui éclairaient enfin la nuit de l’antiquité, et qui déployaient la plus vaste connaissance des littératures grecque et romaine. Mais il n’avait pas encore paru de création plus originale, plus brillante que celle de l’Utopie ; l’on ne pouvait rien lire, ni de plus fortement pensé, ni de plus facilement écrit.
Thomas Morus était déjà connu des gens de lettres par de petites comédies, des dialogues, des épigrammes en latin et en grec, qui ne sont pas sans mérite. Son latin, plus vif et plus coulant que celui de Budé, ne le cède qu’à celui d’Érasme ; sa phrase est parfois obscure et embarrassée ; mais elle crépite çà et là de traits étincelants qui frappent l’attention et la réveillent.
Les principes exposés dans l’Utopie ne causèrent aucun ombrage aux pouvoirs politiques d’alors ; il paraît, au contraire, que ce livre fut très bien accueilli du cardinal Wolsey et du roi Henri VIII, puisque le crédit et la fortune de son auteur ne firent qu’aller croissant. Au reste, Henri VIII ne pouvait guère s’offenser de l’accusation d’avarice appliquée au roi son père, ni de la satire du gouvernement français. Si Thomas Morus détruisait le clergé, la noblesse, la monarchie héréditaire et absolue, tout cela n’était aux yeux de ce prince qu’une ingénieuse hypothèse impossible à réaliser ; d’ailleurs, le péril était trop éloigné pour avoir peur. Et puis, les questions théologiques absorbaient exclusivement les esprits ; Luther était là, qui s’apprêtait à secouer l’Europe ; or, la réforme religieuse était, en ce temps, plus à la portée des masses que la réforme sociale.
Le texte latin de l’Utopie fut réimprimé à Glascow (1750), 1 vol. in-8°. Raphe Robinson la traduisit en anglais, l’an 1551. L’évêque Burnet publia une nouvelle traduction anglaise, en 1682. Hallam donne la préférence à cette dernière : « On peut, dit-il, se croire dans Brobdingnag, en lisant l’Utopie dans la traduction de Burnet, tant il y a de ressemblance dans la veine de gaieté satirique et dans la facilité du style. »
En France, il y a eu jusqu’à présent trois traductions de l’Utopie ; d’abord, celle de Jehan le Blond (Paris, 1550, 1 vol. in-8°) ; en second lieu, celle de Gueudeville, ci-devant bénédictin, et depuis calviniste (Leyde, 1715, et Amsterdam, 1730) ; enfin, celle de Th. Rousseau (Paris, 1789). Brunet, dans sa bibliographie, dit de Gueudeville, que sa traduction n’est ni élégante ni exacte, et que celle de Rousseau, si elle n’est pas mieux écrite, est au moins plus littérale. Gueudeville fait lui-même bon marché