La thèse de doctorat de Friedrich CRAMER (1898-?) intitulée Die Bedeutungsentwicklung von „Jean“ im Französischen (1931) paraît deux ans plus tard. Il s’agit à notre connaissance de la première étude consacrée à un seul prénom, en l’occurrence au prénom masculin le plus fréquent en français77. CRAMER s’intéresse tout d’abord à certains aspects étymologiques et sociolinguistiques tels que l’origine du prénom, sa répartition géographique en France, sa fréquence au sein des différentes couches sociales et ses connotations péjoratives (1931 : 7–18). Les mots et expressions issues de Jean et de ses nombreuses variantes dialectales sont ensuite classés dans les catégories suivantes : 1. NOMS DE PERSONNES (jean, jan ‘sot, niais’ en provençal, janin en picard, jeanneton ‘fille débauchée’ à Paris), 2. NOMS D’ANIMAUX ET DE PLANTES (jean des bois ‘loup’ en Anjou ; saint-jean ‘lierre’ dans le nord et en Languedoc, ‘giroflée jaune’ en Anjou)78 et 3. NOMS D’INANIMÉS (dian rosset ‘soleil’ dans le canton de Vaud et dans la région de Genève, jean du houx ‘bâton’ ; 1931 : 18–75). Le chapitre suivant (1931 : 75–89) est consacré à divers domaines d’utilisation des formations avec Jean, allant de la langue quotidienne où elles sont employées entre autres comme sobriquets (Jean d’épée pour Napoléon) ou désignent les parties du corps (saint-jean-le-rond ‘fesses’), aux enseignes de magasins ou de restaurants (À la petite Jeannette) et aux maladies (mal de Saint-Jean ‘épilepsie’) en passant par la poésie et les chansons populaires. CRAMER (1931 : 89–98) conclut par une analyse des causes religieuses, historiques et linguistiques (étymologie populaire, recherche d’expressivité79, jeu) de la profusion de ce type de formations. L’auteur a consulté des ouvrages linguistiques de référence sur le français et les langues romanes80, mais aussi sur l’allemand81, ainsi que des œuvres classiques et folkloriques82. Trois ans plus tard, le même auteur analyse les causes de la péjoration affectant les désignations des sots issues de prénoms gallo-romans (CRAMER 1934). Dans sa thèse de doctorat consacrée à l’influence du culte de saint Nicolas sur les noms propres en France, Gertrude FRANKE (1906-?) présente les emplois appellatifs du prénom Nicolas et de ses diminutifs et en analyse les multiples causes de péjoration (1934 : 91–121)83.
1.2. Les nouvelles orientations à partir du milieu du XXe siècle
Dans les années 1940, on observe une baisse du nombre de travaux consacrés aux aspects sémantiques de l’appellativisation du prénom en allemand et en français qui peut s’expliquer par la parution, durant les deux décennies précédentes, de plusieurs monographies sur le sujet (MÜLLER 1929, DOUTREPONT 1929, PETERSON 1929, CRAMER 1931, 1932) et par l’avènement du structuralisme (cf. NERLICH 1993 : 7). À en croire l’extrait suivant du Cours de linguistique générale (1916 ; chap. consacré à l’analogie), Ferdinand de SAUSSURE (1857–1913) considérait que les noms propres ne se prêtent pas à l’analyse synchronique :
Les seules formes sur lesquelles l’analogie n’ait aucune prise sont naturellement les mots isolés, tels que les noms propres, spécialement les noms de lieux (cf. Paris, Genève, Agen, etc.), qui ne permettent aucune analyse et par conséquent aucune interprétation de leurs éléments ; aucune création concurrente ne surgit à côté d’eux. (SAUSSURE 1981 [1916] : 237)
Par la suite, les cercles structuralistes devaient largement délaisser l’étude des noms propres en général et des noms de personnes en particulier. Comme le note GARY-PRIEUR (1994 : 3),
[l]’histoire de la linguistique explique bien pourquoi le nom propre apparaît comme objet marginal : les démarches structuralistes issues notamment de Saussure conduisent logiquement à une telle conclusion. En effet, sur le plan sémantique, le nom propre dévie doublement du modèle saussurien du signe : d’une part, son signifié ne correspond pas à un concept, ou « image mentale » stable dans la langue et d’autre part, on ne peut pas définir sa valeur dans un système de signes. Une sémantique structurale ne peut donc pas l’aborder avec les outils et les méthodes dont elle dispose.1
La recherche sur l’appellativisation des prénoms a plus particulièrement pâti de la dissociation entre linguistique et histoire culturelle opérée par les tenants du structuralisme. Pourtant, comme l’a expliqué MAAS (1986) dans un article consacré au rôle et à la place de la dimension culturelle dans la recherche en linguistique,
[l]a différenciation des disciplines se fait par le passage d’une conception préscientifique à une conception théorique de l’objet par l’intermédiaire d’un canon méthodologique spécifique. Dans le domaine de la linguistique conçue comme ensemble divisé en sous-disciplines, il s’agit de méthodes d’analyse qui présupposent l’autonomie de la forme linguistique, crédo inébranlable des linguistes depuis les premières heures du structuralisme. Or, c’est une chose de traiter le matériau linguistique comme s’il était autonome quand on veut le soumettre à des tests ; c’en est une autre de le déclarer théoriquement autonome et indépendant des pratiques culturelles. En faisant cela, on prive la linguistique et l’histoire culturelle des domaines de recherches qu’elles ont en commun […]2
Il y eut néanmoins quelques chercheurs qui continuèrent de s’intéresser aux aspects sémantico-culturels des déonomastiques issus de prénoms. C’est le cas d’Adolf BACH (1890–1972), l’un des chefs de file de l’onomastique allemande qui, dès la fin des années 1930, souligne dans son ouvrage Handbuch der Volkskunde (1938) la nécessité de prendre en considération les dimensions historique, sociologique et psychologique pour l’étude des noms propres. Son approche, qui relève de ce qu’on pourrait qualifier avec HAUBRICHS de ‘programme ethno-sémantique de grande envergure’ (« weitperspektiviertes ‘ethnosemantisches’