« C’est joli, n’est-ce pas ?
— Un jour plus chaud, j’aurais pu avoir envie de nager », acquiesça Slim.
L’homme s’arrêta, en hochant la tête. Ses yeux rapides regardaient Slim de haut en bas.
« Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ? »
Slim haussa les épaules, ce qui aurait pu signifier aussi bien oui que non.
« De Yatton, à quelques kilomètres à l’est de Carnwell. Non, nous, les gens de l’intérieur, ne nous rendons pas souvent sur la côte.
— Je connais Yatton. Il y a un marché agréable le samedi. Si vous vous montrez assez bête pour entrer dans cette eau, s’exclama l’homme en se tournant pour regarder la mer, faites attention aux crevasses. Elles sont mortelles ! »
Cette conviction provoqua une vague de frissons dans le dos de Slim.
« Oh, je ferai très attention. Il fait trop froid de toute façon.
— Il fait toujours trop froid. Si vous cherchez à profiter d’une bonne baignade, allez en France. On se reverra », ajouta le promeneur après s’être passé une main sur le front.
Slim regarda l’homme s’éloigner en traversant la plage. Le chien décrivait de larges cercles autour de lui et pataugeait dans les petites mares laissées par la marée descendante. Son maître, sautant de temps en temps sur le sable à travers des flaques d’eau plus profondes, continuait ses mouvements de rotation avec la laisse, comme s’il voulait parfois tenter d’attacher le chien. Lorsque le promeneur et son compagnon s’évanouirent hors de sa vue, Slim ressentit un sentiment de solitude croissant, comme si une vague bizarre se précipitait pour lui éclabousser les chevilles. Le vent se levait, alors il retourna à sa voiture. En sortant du parking en terre battue pour rejoindre la route côtière, il remarqua un gros objet dans les sous-bois tout au début de la jonction.
Il s’arrêta, descendit de la voiture et l’extirpa des mauvaises herbes. Le filet de ronces qui l’encerclait éraflait une vieille surface de bois, réticente à se laisser aller.
Un écriteau, pourri et défraîchi.
Sur la face inférieure, Slim pouvait lire :
CRAMER COVE
Baignade interdite en permanence
Courants d’arrachement dangereux
Slim adossa le panneau à la haie, mais il perdit aussitôt l’équilibre et retomba face contre terre. Après un moment de réflexion, il le laissa là où il l’avait trouvé et il retourna à sa voiture.
Il s’éloigna sur une route côtière sinueuse qui se faufilait entre deux haies impénétrables et serpentait dans une vallée escarpée. Il pensa à sa conversation avec le promeneur de chien. Le panneau expliquait pourquoi il n’avait croisé que quelques individus. L’information n’était pas affichée clairement, cependant les habitants du coin devaient connaître l’existence de ces crevasses.
Maintenant qu’il avait découvert le nom de la plage, il sentait qu’il suivait une sorte de piste.
3
Le lundi suivant, il organisa une rencontre avec Emma Douglas pour lui présenter sa mise à jour.
« J’approche d’une ouverture, déclara-t-il. Accordez-moi quelques semaines supplémentaires. »
Emma, une femme d’une cinquantaine d’années, simple, mais trop bien habillée, enleva ses lunettes pour se frotter les yeux. Les traits de vieillesse discrets et les rares cheveux gris suggéraient que les disparitions hebdomadaires de son mari pendant quelques heures représentaient une épreuve de taille.
« Connaissez-vous son nom ? Je parie que c’est cette garce de… »
Slim leva une main. Son regard militaire conservait encore une puissance suffisante pour trancher ses mots en milieu de phrase, même s’il l’adoucissait rapidement avec un sourire.
« Mieux vaut rassembler d’abord toutes les données possibles, déclara-t-il. Je ne me permettrais pas de transformer de simples suppositions en vérité. »
Emma se sentit frustrée, mais après un court moment de pause, elle hocha la tête.
« Je comprends, lâcha-t-elle, mais vous devez réaliser à quel point cette situation est difficile pour moi.
— Croyez-moi, je vous comprends, déclara Slim. Ma femme s’éclipsait avec le boucher. »
Armé d’une lame de rasoir, Slim avait assailli le fautif. Le fautif s’était avéré innocent. L’armée avait renvoyé Slim et l’avait condamné à une peine de trois ans de prison avec sursis. Heureusement, pour sa liberté et pour le visage de sa victime, il avait déjà bu une demi-bouteille de whisky. Sa précision de visée avait été réduite à celle d’un homme qui se débattrait dans l’obscurité avec les yeux bandés.
« Je comprends, ajouta-t-il. Je dois vous confier une mission.
— Laquelle ?
— Il porte un coupe-vent quand il… quand je le vois, dit-il en lui présentant un petit objet en plastique. Enveloppez ceci dans un petit morceau de tissu et glissez-le dans une poche intérieure. Je connais ce genre de vestes. Elles comptent plusieurs poches dans la doublure intérieure. Il ne devrait pas le remarquer.
— Une clé USB ? s’étonna-t-elle en retournant l’objet qu’elle venait de saisir.
— Le dispositif est conçu pour avoir l’apparence d’une clé USB. Au cas où il le trouverait. Il s’agit en réalité d’un mouchard automatisé à distance. Un modèle militaire.
— Mais s’il vérifie ce qu’elle contient ?
— Il ne la regardera même pas ».
S’il s’aventurait à la lire quand même, Ted découvrirait un dossier préchargé de pornographie. S’il avait un minimum de décence, il la jetterait dans la corbeille la plus proche et ne soupçonnerait jamais la présence du minuscule microphone caché derrière le boîtier USB.
« Faites-moi confiance ! imposa Slim, avec l’intention d’afficher un air autoritaire. Je suis un professionnel.
— Je la placerai ce soir », acquiesça Emma en lui adressant un sourire timide. Elle ne semblait pas convaincue.
4
Le vendredi suivant, Slim gagna Cramer Cove quelques heures avant l’arrivée présumée de Ted, après avoir cherché un endroit stratégique pour installer son équipement d’enregistrement. D’habitude, il surveillait Ted depuis une étendue d’herbe non loin du chemin côtier. Mais à cette occasion, il avait grimpé un peu plus haut. Il avait choisi une corniche herbeuse avec vue dégagée sur la plage, mais à l’abri des regards de tout promeneur éventuel qui passerait devant. Là, protégé par un drap imperméable pour éviter la pluie, il installa son équipement d’enregistrement et s’assit pour attendre.
Ted arriva un peu après deux heures. Il avait plu toute la journée. Les conditions météorologiques menaçaient de perturber l’enregistrement de Slim et il se renfrognait. La pluie dessinait des motifs de plus en plus étendus sur sa feuille imperméable. Ted portait sa gabardine. Il se promena au bord de l’eau avant d’aller rejoindre sa position habituelle. Aujourd’hui, la marée recouvrait la moitié de la plage. Ted était seul ; le dernier promeneur de chiens