CHAPITRE LXVI QUI TRAITE DE CE QUE VERRA CELUI QUI VOUDRA LE LIRE
CHAPITRE LXVIII AVENTURE DE NUIT, QUI FUT PLUS SENSIBLE A SANCHO QU'A DON QUICHOTTE
CHAPITRE LXX QUI TRAITE DE CHOSES FORT IMPORTANTES POUR L'INTELLIGENCE DE CETTE HISTOIRE
CHAPITRE LXXI OU SANCHO SE MET EN DEVOIR DE DÉSENCHANTER DULCINÉE
CHAPITRE LXXII COMMENT DON QUICHOTTE ET SANCHO ARRIVÈRENT A LEUR VILLAGE
CHAPITRE LXXIII DE CE QUE DON QUICHOTTE RENCONTRA, ET QU'IL IMPUTA A MAUVAIS PRÉSAGE
CHAPITRE LXXIV COMME QUOI DON QUICHOTTE TOMBA MALADE, DU TESTAMENT QU'IL FIT, ET DE SA MORT
PRÉFACE
En te présentant ce livre enfant de mon esprit, ai-je besoin de te jurer, ami lecteur, que je voudrais qu'il fût le plus beau, le plus ingénieux, le plus parfait de tous les livres? Mais, hélas! je n'ai pu me soustraire à cette loi de la nature qui veut que chaque être engendre son semblable. Or, que pouvait engendrer un esprit stérile et mal cultivé tel que le mien, sinon un sujet bizarre, fantasque, rabougri et plein de pensées étranges qui ne sont jamais venues à personne? De plus, j'écris dans une prison, et un pareil séjour, siége de toute incommodité, demeure de tout bruit sinistre, est peu favorable à la composition d'un ouvrage, tandis qu'un doux loisir, une paisible retraite, l'aménité des champs, la sérénité des cieux, le murmure des eaux, la tranquillité de l'âme, rendraient fécondes les Muses les plus stériles.
Je sais que la tendresse fascine souvent les yeux d'un père, au point de lui faire prendre pour des grâces les imperfections de son enfant; c'est pourquoi je m'empresse de te déclarer que don Quichotte n'est pas le mien; il n'est que mon fils adoptif. Aussi je ne viens pas, les larmes aux yeux, suivant l'usage, implorer humblement pour lui ton indulgence; libre de ton opinion, maître absolu de ta volonté comme le roi l'est de ses gabelles, juge-le selon ta fantaisie; tu sais du reste notre proverbe: Sous mon manteau, je tue le roi[1]. Te voilà donc bien averti et dispensé envers moi de toute espèce de ménagements; le bien ou le mal que tu diras de mon ouvrage ne te vaudra de ma part pas plus d'inimitié que de reconnaissance.
J'aurais voulu te l'offrir sans ce complément obligé qu'on nomme préface, et sans cet interminable catalogue de sonnets et d'éloges qu'on a l'habitude[2] de placer en tête de tous les livres; car bien que celui-ci m'ait donné quelque peine à composer, ce qui m'a coûté le plus, je dois en convenir, cher lecteur, c'est la préface que tu lis en ce moment; bien des fois j'ai pris, quitté, repris la plume, sans savoir par où commencer.
J'étais encore dans un de ces moments d'impuissance, mon papier devant moi, la plume à l'oreille, le coude sur la table et la joue dans la main, quand je fus surpris par un de mes amis, homme d'esprit et de bon conseil, lequel voulut savoir la cause de ma profonde rêverie. Je lui confessai que le sujet de ma préoccupation était la préface de mon histoire de don Quichotte, et qu'elle me coûtait tant d'efforts, que j'étais sur le point de renoncer à mettre en lumière les exploits du noble chevalier.
Et pourtant, ajoutais-je, comment se risquer à publier un livre sans préface? Que dira de moi ce sévère censeur qu'on nomme le public, censeur que j'ai négligé depuis si longtemps, quand il me verra reparaître vieux et cassé[3], avec un ouvrage maigre d'invention, pauvre de style, dépourvu d'érudition, et, ce qui est pis encore, sans annotations en marges et sans commentaires, tandis que nos ouvrages modernes sont tellement farcis de sentences d'Aristote, de Platon et de toute la troupe des philosophes, que, dans son enthousiasme, le lecteur ne manque jamais de porter aux nues ces ouvrages comme des modèles de profonde érudition? Et qu'est-ce, bon Dieu, quand leurs auteurs en arrivent à citer la sainte Écriture! Oh! alors, on les prendrait pour quelque saint Thomas, ou autre fameux docteur de l'Église; en effet, ils ont tant de délicatesse et de goût, qu'ils se soucient fort peu de placer après le portrait d'un libertin dépravé un petit sermon chrétien, si joli, mais si joli, que c'est plaisir de le lire et de l'entendre. Vous voyez bien que mon ouvrage va manquer de tout cela, que je n'ai point de notes ni de commentaires à la fin de mon livre, qu'ignorant les auteurs que j'aurais pu suivre, il me sera impossible d'en donner, comme tous mes confrères, une table alphabétique commençant par Aristote et finissant par Xénophon, ou par Zoïle et Zeuxis, quoique celui-ci soit un peintre et l'autre un critique plein de fiel.
Mais ce n'est pas tout; mon livre manquera encore de ces sonnets remplis d'éloges pour l'auteur, dont princes, ducs, évêques, grandes dames et poëtes célèbres, font ordinairement les frais (quoique, avec des amis comme les miens, il m'eût été facile de m'en pourvoir et des meilleurs); aussi tant d'obstacles à surmonter m'ont-ils fait prendre la résolution de laisser le seigneur don Quichotte enseveli au fond des archives de la Manche, plutôt que de le mettre au jour dénué de ces ornements indispensables qu'un maladroit de mon espèce désespère de pouvoir jamais lui procurer. C'était là le sujet de la rêverie et de l'indécision où vous m'avez surpris.
A ces paroles, mon ami partit d'un grand éclat de rire. Par ma foi, dit-il, vous venez de me tirer d'une erreur où j'étais depuis longtemps: je vous avais toujours cru homme habile et de bons sens, mais je viens de m'apercevoir qu'il y a aussi loin de vous à cet homme-là que de la terre au ciel. Comment de semblables bagatelles, et si faciles à obtenir, ont-elles pu vous arrêter un seul instant, accoutumé que vous êtes à aborder et à vaincre des difficultés bien autrement sérieuses? En vérité, je gagerais que ce n'est pas insuffisance de votre part, mais simplement paresse ou défaut de réflexion. M'accordez-vous quelque confiance? Eh bien, écoutez-moi, et vous allez voir de quelle façon je saurai aplanir les obstacles qui vous empêchent de publier l'histoire de votre fameux don Quichotte de la Manche, miroir et fleur de la chevalerie errante.
Dieu soit loué! m'écriai-je; mais comment parviendrez-vous à combler ce vide et à débrouiller ce chaos?
Ce qui vous embarrasse le plus, répliqua mon ami, c'est l'absence de sonnets et d'éloges dus à la plume d'illustres personnages pour placer en tête de votre livre? Eh bien, qui vous empêche