L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche. Miguel de Cervantes Saavedra. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Miguel de Cervantes Saavedra
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066081508
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péché.

      Est-ce que par hasard j'ai juré quelque chose, moi? répliqua Sancho.

      Peu importe que tu n'aies pas juré, dit don Quichotte; il suffit que tu ne sois pas complétement à l'abri du reproche de complicité: en tout cas il sera bon de nous occuper à y chercher remède.

      S'il en est ainsi, reprit Sancho, n'allez pas oublier votre serment comme la première fois; je tremble qu'il ne prenne encore envie aux fantômes de se divertir à mes dépens, et peut-être bien à ceux de Votre Grâce, s'ils la trouvent en rechute.

      Pendant cette conversation, la nuit vint les surprendre au milieu du chemin, sans qu'ils eussent trouvé où se mettre à couvert, et le pis de l'affaire, c'est qu'ils mouraient de faim, car en perdant le bissac ils avaient perdu leurs provisions. Pour comble de disgrâce, il leur arriva une nouvelle aventure, ou du moins quelque chose qui y ressemblait terriblement. Malgré l'obscurité de la nuit, ils allaient toujours devant eux, parce que Sancho s'imaginait qu'étant sur le grand chemin ils avaient tout au plus une ou deux lieues à faire pour trouver une hôtellerie.

      Ils marchaient dans cette espérance, l'écuyer mourant de faim, et le maître ayant grande envie de manger, lorsqu'ils aperçurent à quelque distance plusieurs lumières qui paraissaient autant d'étoiles mouvantes. A cette vue, Sancho faillit s'évanouir; don Quichotte lui-même éprouva de l'émotion. L'un tira le licou de son âne, l'autre retint la bride de son cheval, et, tous deux s'arrêtant pour considérer ce que ce pouvait être, ils reconnurent que ces lumières venaient droit à eux, et que plus elles approchaient, plus elles grandissaient. La peur de Sancho redoubla, et les cheveux en dressèrent sur la tête de don Quichotte qui, s'affermissant sur ses étriers, lui dit: Ami Sancho, voici sans doute une grande et périlleuse aventure, où je pourrai déployer tout mon courage et toute ma force.

      Malheureux que je suis! repartit Sancho; si c'est encore une aventure de fantômes, comme elle en a bien la mine, où trouverai-je des côtes pour y suffire?

      Fantômes tant qu'ils voudront, dit don Quichotte, je te réponds qu'il ne t'en coûtera pas un seul poil de ton pourpoint; si l'autre fois ils t'ont joué un mauvais tour, c'est que je ne pus escalader cette maudite muraille; mais à présent que nous sommes en rase campagne, j'aurai la liberté de jouer de l'épée.

      Et s'ils vous enchantent encore, comme ils l'ont déjà fait, reprit Sancho, à quoi servira que vous ayez ou non le champ libre?

      Prends courage, dit don Quichotte, et tu vas me voir à l'épreuve.

      Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

      Furne, Jouvet et Cie, édit.

      Il s'en fut trouver Sancho (p. 78).

      Eh bien, oui, j'en aurai du courage, si Dieu le veut, répondit Sancho.

      Et tous deux se portant à l'écart, pour considérer de nouveau ce que pouvaient être ces lumières qui s'avançaient, ils aperçurent bientôt un grand nombre d'hommes vêtus de blanc.

      Cette vision abattit le courage de Sancho, à qui les dents commencèrent à claquer comme s'il eût eu la fièvre. Mais elles lui claquèrent de plus belle quand il vit distinctement venir droit à eux une vingtaine d'hommes à cheval, enchemisés dans des robes blanches, tous portant une torche à la main, et paraissant marmotter quelque chose d'une voix basse et plaintive. Derrière ces hommes venait une litière de deuil, suivie de six cavaliers couverts de noir jusqu'aux pieds de leurs mules. Cette étrange apparition, à une pareille heure et dans un lieu si désert, en aurait épouvanté bien d'autres que Sancho, dont aussi la valeur fit naufrage en cette occasion; mais le contraire advint pour don Quichotte, à qui sa folle imagination représenta sur-le-champ que c'était là une des aventures de ses livres. Se figurant que la litière renfermait quelque chevalier mort ou blessé, dont la vengeance était réservée à lui seul, il se campe au milieu du chemin par où cette troupe allait passer, s'affermit sur ses étriers, met la lance en arrêt, et crie d'une voix terrible: Qui que vous soyez, halte-là; dites-moi qui vous êtes, d'où vous venez, où vous allez, et ce que vous portez sur ce brancard? Selon toute apparence, vous avez reçu quelque outrage, ou vous-mêmes en avez fait à quelqu'un. Ainsi donc, il faut que je le sache, ou pour vous punir ou pour vous venger.

      Arrêtez, insolent, lui cria don Quichotte, en saisissant les rênes de la mule; soyez plus poli et répondez sur-le-champ, sinon préparez-vous au combat.

      La bête était ombrageuse; se sentant prise au mors, elle se cabra, et se renversa sur son maître fort rudement. Ne pouvant faire autre chose, un valet qui était à pied se mit à dire mille injures à don Quichotte, lequel déjà enflammé de colère fondit la lance basse sur un des cavaliers vêtus de deuil, et l'étendit par terre en fort mauvais état. De celui-ci il passe à un autre, et c'était merveille de voir la vigueur et la promptitude dont il allait, de sorte qu'en ce moment on eût dit que Rossinante avait des ailes, tant il était fier et léger.

      Ces gens étaient peu courageux et sans armes; ils prirent bientôt l'épouvante, et s'enfuyant à travers champs avec leurs torches enflammées, on les eût pris pour des masques courant dans une nuit de carnaval. Les hommes aux manteaux noirs n'étaient pas moins troublés, et de plus embarrassés de leurs longs vêtements; aussi don Quichotte, frappant à son aise, demeura maître du champ de bataille, la troupe épouvantée le prenant pour le diable qui venait leur enlever le corps enfermé dans la litière. Sancho admirait l'intrépidité de son seigneur, et en le regardant faire il se disait dans sa barbe: Il faut pourtant bien que ce mien maître-là soit aussi brave et aussi vaillant qu'il le prétend.

      Cependant, à la lueur d'une torche qui brûlait encore, don Quichotte apercevant le cavalier qui était resté gisant sous sa mule, courut lui mettre la pointe de sa lance contre la poitrine, lui criant de se rendre. Je ne suis que trop rendu, répondit l'homme à terre, puisque je ne saurais bouger, et que je crois avoir une jambe cassée. Si vous êtes chrétien et gentilhomme, je vous supplie de ne pas me tuer; aussi bien, vous commettriez un sacrilége, car je suis licencié, et j'ai reçu les premiers ordres.

      Et qui diable, étant homme d'église, vous amène ici? demanda don Quichotte.

      Ma mauvaise fortune, répondit-il.

      Elle pourrait s'aggraver encore, si vous ne répondez sur l'heure à toutes mes questions, répliqua notre héros.

      Rien n'est plus facile, seigneur, reprit le licencié; il me suffira de vous dire que je m'appelle Alonzo Lopès, que je suis natif d'Alcovendas, et que je viens de Baeça avec onze autres ecclésiastiques, ceux que vous venez de mettre en fuite; nous accompagnons le corps d'un gentilhomme mort depuis quelque temps à Baeça, et qui a voulu être enterré à Ségovie, lieu de sa naissance.

      Et qui l'a tué, ce gentilhomme? demanda don Quichotte.

      Dieu, par une fièvre maligne qu'il lui a envoyée, répondit le licencié.

      En ce cas, répliqua notre chevalier, le seigneur m'a déchargé du soin de venger sa mort, comme j'aurais dû le faire si quelque autre lui eût ôté la vie. Mais puisque c'est Dieu, il n'y a qu'à se taire et à plier les épaules, comme je ferai moi-même quand mon heure sera venue. Maintenant, seigneur licencié, apprenez que je suis un chevalier de la Manche, connu sous le nom de don Quichotte, et que ma profession est d'aller par le monde, redressant les torts et réparant les injustices.

      Je ne sais comment vous redressez les torts, reprit le licencié; mais de droit que j'étais, vous m'avez mis en un bien triste état, avec une jambe rompue, que je ne verrai peut-être jamais redressée. L'injustice