Trois Roses dans la rue Vivienne. Gustave Claudin. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Gustave Claudin
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066328665
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La rêverie était l’expression dominante de. sa physionomie.

      Marguerite, la seconde, avait des cheveux blond-cendré, qui contrastaient avec de beaux yeux noirs, doux comme du velours; Ses joues étaient légèrement colorées, non pas de ces nuances criardes que les coquettes et les comédiennes obtiennent à l’aide de procédés bien connus, mais de cet incarnat que la nature ne donne qu’aux roses et au corail. Ajoutez à cela des dents à rendre les écrins jaloux, des pieds de Cendrillon, un regard hautain et la tournure d’une infante.

      Noémie était un type tout différent de ses deux sœurs. Elle avait des cheveux dorés qui brillaient comme un papillon d’or dans un filet; une peau blanche comme la neige et de petites dents taillées pour broyer des millions. Il suffisait de la regarder pour pressentir en elle une de ces petites révoltées qu’il faut laisser nu-tête, tant elles paraissent résolues à jeter leur bonnet par. dessus les moulins. Lorsqu’une cliente du vrai ou du demi-monde ne trouvait point son chapeau assez réussi, Mme Talexis appelait Noémie et le lui plaçait sur la tète. La coquette se sen tait aussitôt désarmée et acceptait le chapeau, oubliant hélas! qu’elle le séparait du petit être charmant qui l’avait égayé de son sourire. Aussi, Mme Talexis avait surnommé Noémie son champignon.

      Mme Talexis, sans se rendre compte du sentiment qu’elle éprouvait, était très-préoccupée du sort de ses nouvelles pensionnaires. Il lui semblait qu’elle leur devait un surcroît de sollicitude. Leur beauté merveilleuse l’inquiétait beaucoup. Elle prévoyait l’impossibilité où elle serait de disputer cette proie aux don Juan du jour; car don Juan a laissé sa monnaie parmi nous. Si ces successeurs n’ont point son prestige, ils ne sont pas moins pernicieux pour les victimes qu’atteignent leurs séductions. Elle ne se dissimulait point que, pour conserver intactes les brebis qu’on lui avait confiées, il fallait renforcer les bons principes qu’on pouvait leur avoir inculqués de quelques duègnes sévères et de beaucoup plus de verrous à leur porte. Absorbée par cette préoccupation, il lui échappait quelquefois des paroles comme celles-ci: «Le ciel s’est trompé ; pourquoi n’a-t-il pas donné à des princesses la beauté qu’il a prodiguée à pleines mains à ces pauvres enfants? »

      Elle savait, de longue date, que le diable est très-malin, et n’ignorait pas qu’une jeune fille n’a pas toujours la force de préférer l’obscurité et les privations de la vertu aux tentations du vice qui répondent si bien aux vagues aspirations d’un cœur adolescent. Mme Talexis avait passé le temps des orages et appris à ses dépens tout ce qu’il y a d’imposture et d’hypocrisie dans les promesses généreuses que la passion arrache à ceux qui en subissent le joug. Mais elle savait aussi combien il était difficile de faire entendre efficacement ces vérités à des cerveaux de dix-huit ans, encore dépourvus de la sagesse qu’il fallait pour les apprécier. Ces réflexions la troublaient à ce point, qu’elle aurait voulu pouvoir enfermer, le soir, ses trois pensionnaires dans sa caisse, avec son argent. Le monde est ainsi fait. On cadenasse, on met sous clef une somme d’argent, mais on laisse paître les vierges en liberté. Le loup arrive, il les croque, et tout est dit. Le code pénal punit, il est vrai, le rapt; mais qui ne sait que les enlèvements de cette nature sont toujours consommés dans des conditions qui les soustraient à l’application de la loi?

      En femme d’expérience, Mme Talexis pensa qu’elle devait observer le caractère de ses nouvelles pensionnaires et voir si ces pauvres petites, auxquelles la nature semblait avoir tendu un piège en les créant si belles, ne portaient point en elles une chance quelconque de salut. Elle résolut donc de les abandonner à elles-mêmes, de ne les contredire en rien, de chercher à discerner enfin, si cela était possible, dans leur langage et dans leurs actions, l’indice de leur tempérament et de leurs aspirations. Elle voulut suivre, dans toutes ses phases, la transformation que la vie parisienne allait leur faire subir, comment peu à peu ces petites paysannes incultes se pervertiraient, et comment, enfin, l’esprit allait leur venir. De cette façon, elle serait là, vigilante et toujours debout, prête à repousser le diable s’il devenait trop entreprenant.

      Louise ne lui causait pas d’inquiétudes. Elle avait remarqué que c’était une nature grave, repliée sur elle-même, très-soucieuse, qui plus est, d’accomplir ses devoirs religieux. Louise allait à la messe, disait matin et soir de longues prières et ne prenait jamais part aux conversations frivoles. En sa qualité d’aînée, elle prétendait même exercer une sorte de domination sur ses deux sœurs. Avec les clientes, elle était d’une politesse glaciale. Il fallait qu’elle se contînt pour ne point hausser les épaules devant les baronnes et les marquises, lorsqu’elles se miraient dans la glace pour essayer leurs chapeaux. Elle ne s’était montrée aimable et gracieuse qu’une seule fois, envers une religieuse entrée dans le magasin avec une petite pensionnaire. A moins de changement subit ou d’apparition fatale d’un prince Charmant, venu de régions inconnues, il n’y avait donc rien à redouter de celle-là.

      Marguerite était aussi très-réservée, mais très-coquette, éprise de toilettes et de parures, laissant deviner qu’elle regrettait de voir destinés à d’autres les colifichets élégants qui sortaient de ses mains. Elle recevait assez froidement les bourgeoises et les bonnes mères de famille, mais quand apparaissait une grande dame, descendant de son carrosse et précédée d’un valet de pied, alors elle devenait radieuse et daignait sourire. Il n’était sortes d’attentions, de prévenances et de flatteries qu’elle ne prodiguât à la nouvelle venue. Elle fraternisait avec elle et semblait dire qu’elle était aussi de ce monde-là. Mme Talexis l’avait surnommée la belle incomprise. Marguerite, loin de la contredire, était enchantée de cette raillerie. Quand on lui prédisait qu’un jour elle serait marquise et que ses camarades broderaient ses armoiries sur des mouchoirs, elle acceptait la prédiction et faisait des vœux pour qu’elle se réalisât. Elle aimait la musique et par-dessus tout la musique d’opéra.

      Sa sœur Noémie n’avait pas les mêmes goûts. C’était un diable, un démon en révolte perpétuelle contre Louise. Celle-là aimait tout, les drames de l’Ambigu et la musique de l’Opéra, les opérettes et les chansons de Thérésa. Pendant le jour, alors qu’on ne l’observait pas, elle laissait son ouvrage pour lire les journaux. Elle connaissait le nom de toutes les comédiennes, le titre des pièces et les cancans des coulisses. Elle était au courant des plaisirs d’été et d’hiver imaginés à Paris pour distraire les fainéants. Elle parlait à tort et à travers, critiquant ceci, approuvant cela, bien qu’elle ne sût absolument rien. Elle était heureuse de vivre, de bavarder et de rire; c’était un petit démon, dans toute l’exubérance de la jeunesse et de la santé, qui se moquait à tout propos de la gravité de Louise et de la fierté de Marguerite.

      Mme Talexis était effrayée de ses malices et de ses curiosités. Elle redoutait tout de sa nature bouillante, et peut-être bien parce qu’elle la pressentait vouée à la chute, c’était celle-là, des trois, qu’elle préférait. Elle aimait à l’entendre déraisonner et bâtir des châteaux en Espagne; car Noémie ne doutait de rien et paraissait convaincue qu’une brillante destinée l’attendait.

      La beauté de ces trois jeunes filles fut bientôt connue dans tout le quartier. Les passants s’arrêtaient devant le magasin pour les regarder. Jamais, dans sa plus grande vogue, la belle limonadière du café du Bosquet n’attira autant d’admirateurs. Il y avait toujours un groupe de curieux devant la maison. Ils feignaient, pour cacher leur dessein, de regarder les chapeaux et les rubans. Paris est la ville des badauds. Il suffit d’un rien pour décider les passants qui circulent par centaines dans ses rues, à se grouper et à fixer les yeux sur le même point. Le premier s’arrête, le second imite le premier, puis les autres, avec la discipline des moutons de Panurge, font absolument la même chose. Cette fois, du moins, il y avait un motif pour qu’il en fût ainsi. Les flâneurs, le nez collé sur les vitres, couvaient du regard l’atelier de la modiste, et les suppositions malveillantes allaient leur train. Les vieillards paraissaient aussi agités que les jeunes gens à la vue de ces têtes délicieuses, qui bientôt furent connues sous le nom «des trois roses de la rue Vivienne.»

      Ces importunités irritèrent Mme Talexis,