Les ailes brûlées. Lucien Biart. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Lucien Biart
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066323325
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Quelle que fût sa réserve présente, M. de Lansac, tôt ou tard, avouerait son amour. Cette déclaration, selon l’heure où elle serait faite, pouvait devenir un danger. La jeune femme eut peur d’elle-même! Toutes les délicatesses de sa fine nature se révoltaient à cette pensée. Souffrir, soit; se souiller, jamais. Sachant comment on se fait aimer, elle crut plus facile encore de se faire haïr, et se montra fébrile, capricieuse avec M. de Lansac, qui supporta ces épreuves en homme sincèrement épris, c’est-à-dire en baisant la main qui le torturait. Cette soumission rendit le danger plus grand pour Mme de Lesrel, toujours tentée de crier: je vous aime! à celui qu’elle venait de blesser.

      Dans un moment d’énergie, elle provoqua l’aveu qu’elle redoutait, et brisa héroïquement son cœur en même temps que celui de l’homme qu’elle aimait.

      La fièvre qui dévorait M. de Lansac n’épargna pas Mme de Lesrel, et, quinze jours après son sacrifice, la jeune femme savait déjà que, si tout danger de chute était désormais écarté, c’était au prix de son bonheur et de son repos. M. de Lansac devait la haïr, elle ressentait une mortelle douleur en songeant qu’il l’accusait, faute de comprendre qu’elle avait voulu rester digne de lui. Vingt fois elle fut tentée de lui écrire la vérité, il lui semblait que cette action soulagerait sa propre peine. Bientôt elle l’accusa à son tour; pourquoi, puisqu’il l’aimait, ne forçait-il pas sa porte? Peu à peu, comme il arrive aux âmes capables de nobles actions, elle s’exalta dans son sacrifice et goûta une joie amère de se sentir méconnue.

      Après plusieurs semaines de séquestration volontaire, la jeune femme, sollicitée par son mari, et ne pouvant justifier son caprice de solitude, dut reprendre sa vie mondaine. Elle revit M. de Lansac et fut douloureusement impressionnée par son visage amaigri et ses regards fiévreux. Il vint la saluer et lui adressa quelques mots; elle s’inclina, trop émue pour répondre; ce fut tout.

      A dater de cet instant, elle le rencontra partout où elle alla: au bal, au théâtre, à la promenade. Elle partit pour la mer et l’y retrouva, elle rentra à Paris en plein été et l’y retrouva encore. Il la saluait avec courtoisie; puis, grave, solitaire, il errait sans la perdre de vue.

      Un soir, dans une réunion, il vint se placer près d’un groupe de jeunes femmes dont Mme de Lesrel faisait partie et parla des coquettes. Ses paroles, amères, ironiques, devenaient plus mordantes encore par sa façon de les accentuer. Il se sentit soudain prendre le bras, se retourna brusquement et reconnut Mauret, revenu depuis quelques jours d’Algérie.

      –Je vous tiens enfin, lui dit le jeune homme avec bonne humeur, et en l’interrompant sans façon; dites-moi donc à quelle heure on vous rencontre, mon cher; je me suis déjà présenté chez vous trois fois, et Louis m’a reçu avec une mine de dogue mécontent.

      M. de Lansac, après une seconde d’hésitation, suivit son ami, qui l’attirait doucement.

      –Avez-vous donc été malade? demanda le jeune officier, surpris de la pâleur de M. de Lansac.

      –Très malade, répliqua le colonel; mais je commence à prendre le dessus.

      Parvenu près d’un balcon en ce moment désert, Mauret saisit la main de son ami.

      –Que se passe-t-il? lui demanda-t-il aussitôt. Par le ciel! Lansac, je viens de vous entendre parler devant Mme de Lesrel d’une façon si blessante pour elle, que je n’ai pu m’empêcher d’intervenir.

      –Votre Mme de Lesrel, répondit le colonel, m’a, par manière de jeu et avec une cruelle préméditation, ravi ma raison, ma volonté, mon cœur. N’ai-je pas le droit de la féliciter de son triomphe?

      –Je vous estime trop, mon cher de Lansac, repartit Mauret avec vivacité, pour ne pas vous dire crûment que le dépit vous aveugle, que votre manière de féliciter n’est pas celle d’un galant homme.

      –Monsieur! répliqua le colonel les dents serrées, ne vous occupez pas de moi, je vous en prie, et ne me fournissez pas l’occasion que je cherche de tuer quelqu’un.

      Mauret regarda son ami avec stupeur, fit mine de s’éloigner et se ravisa.

      –Nous égorger vous et moi, dit-il, ce serait trop bête. Il faut que vous soyez bien malheureux, Lansac, pour agir comme vous le faites à l’égard d’une femme, pour me parler comme vous venez de le faire.

      M. de Lansac se pressa contre la fenêtre, et Mauret demeura interdit en voyant cet homme de fer porter la main à ses yeux et tenter d’étouffer un sanglot.

      –Lansac! s’écria-t-il en se rapprochant, quelle affreuse torture vous étreint donc pour que vous puissiez pleurer?

      –Je l’aime, murmura l’officier.

      Mauret lui saisit de nouveau le bras et l’entraîna dehors. Redevenu maître de lui, M. de Lansac raconta brièvement sa lutte, sa fuite, sa chute et la conduite de Mme de Lesrel.

      –Vous devez me comprendre, dit-il à Mauret, puisque, vous aussi, vous avez le malheur de l’aimer.

      –Certes, je l’aime, répliqua le jeune homme; mais faut-il que, dans cette occasion, je sois le raisonnable et vous le fou? Vous retardez d’un demi-siècle, mon cher; vous êtes de la race des Werther et des René, héros dont les femmes de notre époque ne savent plus la langue. Voilà le résultat de votre vie d’ermite. Ce qui effleure la peau des autres entame votre chair, ce qui leur chatouille le cœur broie le vôtre. Vous faites comme le lierre qui embrasse le tronc et meurt où il s’attache. Moi, je prends exemple sur le volubilis, je me raccroche aux branches–il y en a de fort jolies–et je vis par l’amour, ce qui est plus rationnel que d’en mourir. Mme de Lesrel est une coquette,–vous voyez que je ne lui marchande pas la vérité. Il faut accepter le peu qu’elle donne, ne lui livrer en échange qu’une part de son être, non son être entier. Sa conduite envers vous est étrange, en dehors de ses allures habituelles, j’en conviens; mais les femmes seront toujours des énigmes. Ne parlons pas d’elle, du reste, parlons de vous. La guerre semble prochaine, mon ami, et, au train dont vont les choses, nous nous battrons avec les Prussiens avant un mois; c’est à cela qu’il faut songer. Etudions ensemble les pays où nous aurons à lutter, voulez-vous? C’est par les diversions, vous me l’avez souvent répété, que l’on réussit à battre l’ennemi; occupons-nous des diversions.

      L’entrain, la cordiale sympathie de son jeune collègue détendirent un peu les nerfs de M. de Lansac. Il était près de trois heures du matin lorsque le jeune homme, qui devait aller passer une huitaine dans sa famille, prit congé du colonel. Il restait convenu qu’aussitôt son retour, on se mettrait résolument à l’étude.

      Cinq jours plus tard, entraîné par son général, M. de Lansac dut assister à une fête donnée pour l’inauguration de l’hôtel du comte de L… Il aperçut Mme de Lesrel, et se réfugia dans un salon où l’on jouait. Pour échapper à la tentation de se rapprocher de la jeune femme, il s’établit à une table d’écarté. Il perdait avec entrain lorsque le hasard lui donna pour adversaire M. de Lesrel, et sa veine devint plus mauvaise encore. En ce moment, Mme de Lesrel parut dans le salon. Elle hésita une seconde, se rapprocha de son mari et, s’appuyant sur son épaule, lui dit un mot à l’oreille. Cette familiarité si naturelle fit monter le sang à la tête du colonel; ses ressentiments se réveillèrent d’autant plus implacables qu’il crut à une préméditation, à une bravade. Il n’en était rien, la jeune femme venait simplement déclarer qu’elle voulait partir, sans soupçonner qu’elle allait se trouver en face de M. de Lansac, qui ne jouait jamais. Elle sortait à peine du salon, que son mari gagna, et cita en riant le vulgaire proverbe: «Malheureux au jeu, heureux en amour.» Le colonel devint rouge, il releva le propos avec aigreur; deux mots blessants furent échangés. Alors qu’il ne la cherchait plus, M. de Lansac venait de trouver l’occasion de tuer quelqu’un.

      En ramenant sa femme, M. de Lesrel lui dit:

      –Je ne vois plus guère le colonel