L'attractionnaire Réciproco prit la parole, et ajouta: «Messieurs, j'ai des tables déduites d'une théorie sur la hauteur des marées dans tous les ports du royaume. Il est vrai que les observations donnent un peu le démenti à mes calculs; mais j'espère que cet inconvénient sera réparé par l'utilité qu'on en tirera si le caquet des bijoux continue de cadrer avec les phénomènes du flux et reflux.»
Un troisième se leva, s'approcha de la planche, traça sa figure et dit: «Soit un bijou A B, etc...»
Ici, l'ignorance des traducteurs nous a frustrés d'une démonstration que l'auteur africain nous avait conservée sans doute. A la suite d'une lacune de deux pages ou environ, on lit: Le raisonnement de Réciproco parut démonstratif; et l'on convint, sur les essais qu'on avait faits de sa dialectique, qu'il parviendrait un jour à déduire que les femmes doivent parler aujourd'hui par le bijou de ce qu'elles ont entendu de tout temps par l'oreille.
Le docteur Orcotome[27], de la tribu des anatomistes, dit ensuite: «Messieurs, j'estime qu'il serait plus à propos d'abandonner un phénomène, que d'en chercher la cause dans des hypothèses en l'air. Quant à moi, je me serais tu, si je n'avais eu que des conjectures futiles à vous proposer; mais j'ai examiné, étudié, réfléchi. J'ai vu des bijoux dans le paroxysme; et je suis parvenu, à l'aide de la connaissance des parties et de l'expérience, à m'assurer que celle que nous appelons en grec le delphus, a toutes les propriétés de la trachée, et qu'il y a des sujets qui peuvent parler aussi bien par le bijou que par la bouche. Oui, messieurs, le delphus est un instrument à corde et à vent, mais beaucoup plus à corde qu'à vent. L'air extérieur qui s'y porte fait proprement l'office d'un archet sur les fibres tendineuses des ailes que j'appellerai rubans ou cordes vocales. C'est la douce collision de cet air et des cordes vocales qui les oblige à frémir; et c'est par leurs vibrations plus ou moins promptes qu'elles rendent différents sons. La personne modifie ces sons à discrétion, parle, et pourrait même chanter.
[27] La Mettrie, dans le Supplément à l'Ouvrage de Pénélope ou Machiavel en médecine (1750), donne le même nom à Ferrein, auteur d'un système sur le mécanisme de la voix.
«Comme il n'y a que deux rubans ou cordes vocales, et qu'elles sont sensiblement de la même longueur, on me demandera sans doute comment elles suffisent pour donner la multitude des tons graves et aigus, forts et faibles, dont la voix humaine est capable. Je réponds, en suivant la comparaison de cet organe aux instruments de musique, que leur allongement et accourcissement suffisent pour produire ces effets.
«Que ces parties soient capables de distension et de contraction, c'est ce qu'il est inutile de démontrer dans une assemblée de savants de votre ordre; mais qu'en conséquence de cette distension et contraction, le delphus puisse rendre des sons plus ou moins aigus, en un mot, toutes les inflexions de la voix et les tons du chant, c'est un fait que je me flatte de mettre hors de doute. C'est à l'expérience que j'en appellerai. Oui, messieurs, je m'engage à faire raisonner, parler, et même chanter devant vous, et delphus et bijoux.»
Ainsi harangua Orcotome, ne se promettant pas moins que d'élever les bijoux au niveau des trachées d'un de ses confrères, dont la jalousie avait attaqué vainement les succès.
CHAPITRE X,
MOINS SAVANT ET MOINS ENNUYEUX QUE LE PRÉCÉDENT.
SUITE DE LA SÉANCE ACADÉMIQUE.
Il parut, aux difficultés qu'on proposa à Orcotome, en attendant ses expériences, qu'on trouvait ses idées moins solides qu'ingénieuses. «Si les bijoux ont la faculté naturelle de parler, pourquoi, lui dit-on, ont-ils tant attendu pour en faire usage? S'il était de la bonté de Brama, à qui il a plu d'inspirer aux femmes un si violent désir de parler, de doubler en elles les organes de la parole, il est bien étrange qu'elles aient ignoré ou négligé si longtemps ce don précieux de la nature. Pourquoi le même bijou n'a-t-il parlé qu'une fois? pourquoi n'ont-ils parlé tous que sur la même matière? Par quel mécanisme se fait-il qu'une des bouches se tait forcément, tandis que l'autre parle? D'ailleurs, ajoutait-on, à juger du caquet des bijoux par les circonstances dans lesquelles la plupart d'entre eux ont parlé, et par les choses qu'ils ont dites, il y a tout lieu de croire qu'il est involontaire, et que ces parties auraient continué d'être muettes, s'il eût été dans la puissance de celles qui les portaient de leur imposer silence.»
Orcotome se mit en devoir de satisfaire à ces objections, et soutint que les bijoux ont parlé de tout temps; mais si bas, que ce qu'ils disaient était quelquefois à peine entendu, même de celles à qui ils appartenaient; qu'il n'est pas étonnant qu'ils aient haussé le ton de nos jours, qu'on a poussé la liberté de la conversation au point qu'on peut, sans impudence et sans indiscrétion, s'entretenir des choses qui leur sont le plus familières; que, s'ils n'ont parlé haut qu'une fois, il ne faut pas en conclure que cette fois sera la seule; qu'il y a bien de la différence entre être muet et garder le silence; que, s'ils n'ont tous parlé que de la même matière, c'est qu'apparemment c'est la seule dont ils aient des idées; que ceux qui n'ont point encore parlé parleront; que s'ils se taisent, c'est qu'ils n'ont rien à dire, ou qu'ils sont mal conformés, ou qu'ils manquent d'idées ou de termes.
«En un mot, continua-t-il, prétendre qu'il était de la bonté de Brama d'accorder aux femmes le moyen de satisfaire le désir violent qu'elles ont de parler, en multipliant en elles les organes de la parole, c'est convenir que, si ce bienfait entraînait à sa suite des inconvénients, il était de sa sagesse de les prévenir; et c'est ce qu'il a fait, en contraignant une des bouches à garder le silence, tandis que l'autre parle. Il n'est déjà que trop incommode pour nous que les femmes changent d'avis d'un instant à l'autre: qu'eût-ce donc été, si Brama leur eût laissé la facilité d'être de deux sentiments contradictoires en même temps? D'ailleurs, il n'a été donné de parler que pour se faire entendre: or, comment les femmes qui ont bien de la peine à s'entendre avec une seule bouche, se seraient-elles entendues en parlant avec deux?»
Orcotome venait de répondre à beaucoup de choses; mais il croyait avoir satisfait à tout; il se trompait. On le pressa, et il était prêt à succomber, lorsque le physicien Cimonaze le secourut. Alors la dispute devint tumultueuse: on s'écarta de la question, on se perdit, on revint, on se perdit encore, on s'aigrit, on cria, on passa des cris aux injures, et la séance académique finit.
CHAPITRE XI.
QUATRIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.
L'ÉCHO.
Tandis que le caquet des bijoux occupait l'académie, il devint dans les cercles la nouvelle du jour, et la matière du lendemain et de plusieurs autres jours: c'était un texte inépuisable. Aux faits véritables on en ajoutait de faux; tout passait: le prodige avait rendu tout croyable. On vécut dans les conversations plus de six mois là-dessus.
Le sultan n'avait éprouvé que trois fois son anneau; cependant on débita dans un cercle de dames qui avaient le tabouret chez la Manimonbanda, le discours du bijou d'une présidente puis celui d'une marquise: ensuite on révéla les pieux secrets d'une dévote; enfin ceux de bien des femmes qui n'étaient pas là; et Dieu sait les propos qu'on fit tenir à leurs bijoux: