ELLE. Et de quoi donc?
LUI. Pour être franc, plonger la cuillère dans la soupe c’est agréable quand elle est dans une assiette propre et non pas dans une auge publique. Excusez-moi, je ne voulais pas vous offenser.
ELLE. Peut-être ne vouliez-vous pas, mais vous l’avez fait. Mais pas avec vos paroles grossières, non, j’en ai plus qu’entendu de votre part, mais tout simplement parce que vous ne voulez pas de moi. Et pour une femme, il n’y a pas plus grande offense que de savoir qu’elle n’est pas désirée.
LUI. S’il vous plaît, laissons ce sujet. Nous en étions convenus.
ELLE. Nous ne sommes convenus de rien.
LUI. Parlons d’autre chose.
ELLE. Abstenons-nous plutôt de parler d’autre chose.
Pause.
LUI. Puisque vous n’aimez pas la vodka, peut-être, commanderons-nous pour de bon du champagne?
ELLE. Pas maintenant.
LUI. Et quand?
ELLE. Demain matin.
LUI. Il n’y aura pas de demain matin.
ELLE. Si.
LUI. Non.
ELLE. Et qu’y aura-t-il? Seulement la nuit?
LUI. Il n’y aura rien, aucune coucherie.
ELLE. Mais je ne vous l’ai même pas promise. En général, un homme marié n’est pas disposé à coucher dans deux cas : ou bien sa femme l’a à ce point ensorcelé, qu’il n’est pas attiré par d’autres femmes, ou bien elle l’a à ce point réfrigéré qu’il en a perdu le goût. Avec laquelle de ces deux variantes avons-nous affaire dans votre cas?
LUI. (Sèchement.). Je vous ai priée, me semble-t-il, de ne pas toucher à ma vie privée. De ne pas prononcer un mot sur ma femme. Et, plus largement, de ne pas parler de moi.
ELLE. Et de quoi alors?
LUI. De ce que vous voulez, mais pas de moi.
ELLE. Et moi, justement, j’ai envie de ne parler que de vous.
LUI. Ça vous sert à quoi?
ELLE. Ça vous sert vous. Vous n’êtes pas heureux. Vous n’avez personne à qui vous confier.
LUI. Tout va bien pour moi.
ELLE. Et puis, vous avez peur de moi.
LUI. Moi, peur de vous?
ELLE. Oui. Vous avez peur de me céder, mais plus encore de me laisser, de retourner dans votre chambre et de rester seul à seul avec vous-même. Voilà pourquoi vous restez avec moi et me proposez du champagne, bien qu’au fond de vous-même vous me méprisiez. Vous me méprisez et vous me voulez. Je me trompe?
LUI. Foutaise!
ELLE. C’est la vérité.
LUI. Non, vous vous trompez.
ELLE. Vous ne me méprisez pas, mais me voulez seulement?
LUI. Non.
ELLE. Vous ne me voulez pas, mais me méprisez seulement?
LUI. Vous avez une habileté consommée à chambrer les gens et à vous cramponner au moindre mot.
ELLE. Je me cramponne, parce que je veux vous accrocher. N’est-ce pas suffisamment clair?
LUI. Et vous l’avouez?
ELLE. Est-ce que je vous l’ai caché? Depuis le tout début, je ne vous parle que de cela. Mais, pour une raison que j’ignore, vous avez peur de moi.
LUI. Je n’ai peur de rien. Simplement, je trouverais désagréable de me réveiller le matin aux côtés d’une inconnue.
ELLE. Et de ne pas savoir comment vous en débarrasser.
LUI. Je n’ai pas dit ça.
ELLE. Mais vous l’avez pensé.
LUI. (Sèchement.). Je ne veux pas vous froisser, mais je suis contraint de répéter pour la dixième fois, je ne suis pas de ceux qui trouvent leur plaisir dans des amours facturées à l’heure. Je suis peut-être vieux jeu, mais on ne se refait pas.
ELLE. Et ce n’est pas la peine. Vous me plaisez précisément tel que vous êtes.
L’homme prend son portefeuille, en sort de l’argent et le pose sur la table.
LUI. Tenez, prenez.
ELLE. Qu’est-ce que c’est?
LUI. Votre rémunération, pour le temps que vous avez perdu. Il vous fallait gagner de l’argent, je suis prêt à payer. À la condition que vous me lâchiez.
ELLE. Nous discuterons de cette transaction plus tard.
LUI. Non, maintenant. Si ce n’est pas assez, je suis prêt à payer plus. (Il rouvre son portefeuille.)
ELLE. J’ai l’habitude de gagner ma vie honnêtement et de ne pas recevoir d’aumône.
LUI. En me divertissant, vous la gagnez plus honnêtement que d’habitude. Je ne cache pas que j’étais d’humeur exécrable et vous m’avez quelque peu aidé à me distraire. Mais maintenant, suffit. Prenez et partez.
ELLE. (Peinée et sincèrement déçue.). Visiblement, ça doit être vrai que je ne vous plais pas beaucoup. (Après un court silence.) Mais, peut-être, au contraire, êtes-vous très attiré par moi? Je crois que pour me rassurer, je vais rester sur la deuxième variante.
LUI. Je ne vous retiens pas.
ELLE. Pourquoi me chassez-vous?
LUI. Parce que j’ai effectivement comme l’impression de commencer à m’intéresser à vous plus qu’il ne convient.
ELLE. Et vous savez toujours ce qu’il convient de se permettre?
LUI. Naturellement. Comme on dit, bois mais sans excès, aime mais sans t’éprendre.
ELLE. Vous méritez vingt sur vingt pour votre conduite.
LUI. Absolument. Prenez l’argent.
ELLE. Si je le prends, ce sera seulement au matin.
LUI. J’admire votre persévérance.
ELLE. Et moi votre caractère inflexible.
LUI. Vous avez tout tenté, mais vous avez perdu.
ELLE. Alors, c’est nous deux qui avons perdu.
LUI. Peut-être. Et maintenant, partez.
ELLE. Je ne veux pas dire mais c’est ma table.
LUI. C’est juste. Pardon.
L’homme se lève sans hésitation, retourne à sa table, fourre son manuscrit dans son porte-documents, prêt à partir. La femme se lève et se dirige vers sa table.
ELLE. Pardon, la place est libre?
LUI. (Irrité.). Oui. Toute la table est libre, parce que j’ai fini de dîner et que je vais partir.
ELLE. Donc, en attendant, je peux m’asseoir?
LUI. Comme il vous plaira.
La femme s’assoit.
LUI. Eh bien, que voulez-vous encore?
ELLE. Dire quelques mots en guise d’adieu. Asseyez-vous. Je ne serai pas longue.
LUI. (Il s’assoit.). Alors?
ELLE. Savez-vous pourquoi, il y a une heure de ça, je me suis approchée de vous?
LUI. Je le devine.
ELLE. Non, vous ne pouvez pas le deviner.
LUI. Eh bien, alors, dites.
ELLE. Ça faisait un moment que j’étais assise à proximité et que je vous observais. Et vous n’avez même pas une