Les zones critiques d'une anthropologie du contemporain. Группа авторов. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

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Жанр произведения: Биология
Год издания: 0
isbn: 9783838275710
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j’étudiais que le recours aux comparaisons avec les exemples des économies coloniales, mises ou remises à la mode quelques années plus tôt, par les phrases du Guépard, de Tommasi di Lampedusa, disant, à son interlocuteur piémontais, de la Sicile et des Siciliens : « nous avons toujours été une colonie », et ajoutant sur le mode désabusé « il faut que tout change pour que rien ne change ». J’y trouvais aussi un moyen d’unir dans la même perspective la seconde moitié du second millénaire et de relier le passé de ma recherche à notre présent, à un moment où, face à la crise, l’histoire du travail renouvelait profondément ses interrogations. L’enjeu était de concilier de façon constructive les nouvelles approches de la micro-histoire, que j’avais découvertes à la fin de mon séjour italien, et les exigences d’une histoire qui se jouait désormais à l’échelle mondiale. Ce que rendait possible le cadre même de la MSH : elle permettait de croiser étroitement deux stratégies. Celle de l’ouverture de collaborations étroites avec les communautés de chercheurs de toutes les disciplines d’autres régions du monde. Celle aussi de programmes construits autour de thèmes mobilisateurs soigneusement ciblés sur lesquels ils pouvaient travailler ensemble, sur un pied d’égalité, en dépassant les points de vue européocentristes encore largement dominants.

      L’ouverture internationale de la MSH avait été amorcée dès le milieu des années 1970 et poursuivie systématiquement dans les années 1980 avec l’Inde, l’URSS, la Chine et le Brésil. Paradoxalement elle s’était relativement peu impliquée en Afrique, qui était encore une chasse gardée des africanistes alors même que l’on enregistrait en France le déclin des études sur le monde arabe, et le repli sur l’hexagone et au mieux sur l’Europe de nombreux chercheurs, anthropologues surtout, qui s’étaient formés sur le terrain au contact des sociétés de l’Afrique subsaharienne, et leur avaient consacré leurs premières recherches.

      Deux chercheurs, tous les deux impliqués dans des projets ambitieux et de longue haleine, et autour d’eux deux réseaux, nous ont à partir du début des années 1980 aidés à combler cette lacune. L’un était un historien très attentif au présent, Jean-Louis Triaud, spécialiste de l’Islam subsaharien, qui nous proposait la piste des « l’Islams périphériques » au moment où l’on découvrait que l’expansion de l’Islam au sud du Sahara et en Asie de l’Est et du Sud-est venait de faire basculer en faveur de ces deux régions les rapports numériques internes au monde musulman. L’autre était Jean Copans, resté fidèle à l’étude des transformations des sociétés africaines contemporaines, qui traversait allègrement les frontières incertaines entre sociologie et anthropologie, avec pour fil conducteur toute la nébuleuse des questions tournant autour du travail et des travailleurs africains, analysées au plus près du concret de la vie des travailleurs eux-mêmes pour mieux remettre en cause les schématisations théoriques courantes. Cette nébuleuse constituait le cœur d’un projet plus large encore d’anthropologie et de sociologie politiques et sociales, visant à renouveler ces disciplines de l’intérieur en les ouvrant sur l’extérieur, et dont le centre de référence est toujours resté l’Afrique, sur laquelle Jean nous a appris à porter un regard différent. Un regard enrichi par son bilinguisme total, qui lui permettait non seulement de parler et d’écrire, mais de penser sans effort en deux langues : une supériorité, et en fait un pouvoir particulièrement indispensable dans une Afrique qui a hérité de la colonisation deux langues savantes internationales, divisées sur le terrain par des frontières imposées par le colonisateur. En témoigne l’ensemble de ses publications : articles, livres, ouvrages collectifs. En témoigne aussi, accessible sur internet, la liste des 51 thèses qu’il a dirigées et fait soutenir entre l’EHESS et les universités d’Amiens et de Paris V, auxquelles, je le suppose, il faudrait en ajouter d’autres, interrompues en cours de route : un bilan impressionnant de l’activité d’un Jean Copans, enseignant et directeur de recherches infatigable.

      Je ne sais ce que la MSH a pu lui apporter : sans doute, finalement, peu de chose. Je sais au contraire ce qu’il lui a apporté, et qui a tourné autour de deux projets principaux. Le premier dans les années 1980-1990, tout particulièrement après son retour de Nairobi : « Les nouveaux prolétariats africains ». Le second à la fin des années 1990 : « États et acteurs émergents », centré sur les nouvelles élites qui commençaient à s’imposer sur le plan social, économique et culturel. Tous les deux s’efforçaient de répondre, sous deux angles différents, à la même interrogation : qu’est-ce qui se passe de nouveau, en profondeur en Afrique, quels sont les processus qui y sont engagés sur le terrain, et qui engagent l’avenir des sociétés concernées ?

      Sans entrer dans les détails, je me limiterai ici à ce que j’en ai retenu, et que je me suis approprié pour ce qu’il m’apportait de nouveau dans mes propres réflexions : en fait un déplacement des points de vue, du passé vers le présent, de ce qui s’est passé et qui est entré dans l’histoire comme objet d’étude, vers ce qui est en train de se faire, que nous pouvons observer au présent, et dont l’avenir est encore incertain, mais qui peut aussi nous aider à porter sur le passé un regard différent et à y découvrir des choses que nous n’y avons pas vues parce que nous ne nous étions pas posé la question. Donc, en fait, une forme de liberté nouvelle.

      Pour le travail, nous disposions d’une référence commune, Edward P. Thompson et son grand livre, The Making of the English Working Class, publié en 1963 et révisé en 1968, mais paru seulement en français en 1988 (avec une contribution de la MSH pour les frais de traduction), qui avait révolutionné de l’intérieur les méthodes et les questionnements de l’histoire sociale face à ce que nous avions convenu d’appeler la « Révolution industrielle » : le mot important du titre, beaucoup plus significatif en anglais que celui de « formation » choisi en français, faute d’un autre terme, était le participe présent substantivé, The Making, qui remettait le passé au présent, en invitant à le voir « en train de se faire ». Michelle Perrot avait fait un choix qui allait dans le même sens en intitulant Les ouvriers en grève son livre qui avait ouvert la voie à tout un ensemble de travaux sur les cultures et les sociétés ouvrières. Était venu s’y ajouter dans les années 1970, développant les propositions de Franklin Mendels sur la proto-industrialisation, le livre collectif de Peter Kriedte, Hans Medick et Jurgen Schlumbohm, Industrialisierung vor der Industrialierung (1977) : publié en anglais en 1981 dans la collection des Studies on Modern Capitalismus que nous dirigions, I. Wallerstein, J. Revel et moi-même, par Cambridge UP et les Éditions de la MSH, il centrait son attention sur cette étape essentielle de délocalisation massive du travail manufacturier des villes vers les campagnes, qui avait précédé de deux ou trois siècles la révolution usinière et enclenché en milieu paysan un processus irréversible de prolétarisation rurale dont les effets, dans de nombreuses régions, avaient été égaux et parfois supérieurs à ceux de l’expropriation paysanne. Nous étions donc en pays de connaissance, prêts à nous entendre.

      Pour les « acteurs émergents », les questions posées rejoignaient celles que les historiens s’étaient posées dans les années 1980 autour de la « genèse de l’État moderne » dans l’Europe médiévale et moderne, au moment même où l’unification douanière et économique de notre continent nous poussait à nous interroger sur sa future configuration politique et sa capacité de dépasser le stade de l’État-nation. Un intitulé dont le terme biblique de « genèse » avait été préféré à celui de « naissance », qui commençait, avec celui d’invention, à se généraliser parmi les historiens, parce qu’il suggérait mieux un processus pluriséculaire, dont les étapes successives, mais aussi les échecs et les retours en arrière, et inversement les moments d’accélération, s’échelonnaient sur la très longue durée. Ce processus ne se limitait pas à son versant institutionnel, privilégié par la longue tradition de l’histoire politique, mais mettait en cause les sociétés, les territoires et leurs frontières, leurs langues, leurs cultures et leurs religions. Et il s’était appuyé à chaque fois sur le consensus et la participation d’élites reconnues comme telles dans leur légitimité et prêtes à assumer les responsabilités correspondantes. Le défi posé par l’accès à l’indépendance, au milieu du siècle dernier, de tous les territoires africains colonisés