Madame Thérèse. Erckmann-Chatrian. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Erckmann-Chatrian
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066084783
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d'exemple aux autres. Allons, marche, grand imbécile!»

      Puis se tournant vers la cantinière:

      «C'est bien, Thérèse, dit-il.»

      Tout le monde sortit, Thérèse en tête et Joseph le dernier.

      Le commandant se leva, s'avança jusqu'à l'une des fenêtres et se mit à regarder le village. L'oncle et moi nous regardions à l'autre fenêtre. Il pouvait être alors cinq heures du matin.

       Table des matières

      Toute ma vie je me rappellerai cette rue silencieuse encombrée de gens endormis, les uns étendus, les autres repliés, la tête sur le sac.

      A droite de notre grange, devant l'auberge de Spick, stationnait la charrette de la cantinière, couverte d'une grande toile.

      La cantinière, à la fenêtre en face, raccommodait une petite culotte, et se penchait de temps en temps pour jeter un coup d'oeil sous le hangar, où dormait un petit tambour d'une douzaine d'années, tout blond comme moi, et qui m'intéressait particulièrement. C'est lui que surveillait la cantinière, et dont elle raccommodait sans doute une culotte. Il avait son petit nez rouge en l'air, la bouche entr'ouverte, le dos contre les deux tonnes et un bras sur sa caisse; ses baguettes étaient passées dans la buffleterie, et sur ses pieds, était étendu un grand caniche2 tout crotté, qui le réchauffait. A chaque instant cet animal levait la tête et le regardait comme pour dire. «Je voudrais bien faire un tour dans les cuisines du village!» Mais le petit ne bougeait pas; il dormait si bien! Et comme, dans le lointain, quelques chiens aboyaient, le caniche bâillait; il aurait voulu se mettre de la partie.

      Bientôt deux officiers sortirent de la maison voisine; deux hommes élancés, jeunes, la taille serrée dans leur habit. Comme ils passaient devant la maison, le commandant leur cria:

      «Duchêne! Richer!

      --Bonjour, commandant, dirent-ils en se retournant.

      --Les postes sont relevés?

      --Oui, commandant.

      --Rien de nouveau?

      --Rien, commandant.

      «Allons! s'écria le commandant d'un ton joyeux, en route!»

      Il prit son manteau, le jeta sur son épaule, et sortit sans nous dire ni bonjour, ni bonsoir.

      Nous pensions être débarrassés de ces gens pour toujours.

      On entendait dehors les officiers commander: «En avant, marche!» Les tambours résonnaient; et le bataillon se mettait en route, quand une sorte de pétillement terrible retentit au bout du village. C'étaient des coups de fusil, qui se suivaient quelquefois plusieurs ensemble, quelquefois un à un.

      Les Républicains allaient entrer dans la rue.

      «Halte!» cria le commandant, qui regardait debout sur ses étriers, prêtant l'oreille.1

      Je m'étais mis à la fenêtre, et je voyais tous ces hommes attentifs, et les officiers hors des rangs autour de leur chef, qui parlait avec vivacité.

      Tout à coup un soldat parut au détour de la rue; il courait, son fusil sur l'épaule.

      «Commandant, dit-il de loin, tout essoufflé, les Croates!1 L'avant-poste est enlevé... ils arrivent!...»

      A peine le commandant eut-il entendu cela qu'il se retourna, courant sur la ligne ventre à terre2 et criant:

      «Formez le carré!»

      Les officiers, les tambours, la cantinière se repliaient3 en même temps autour de la fontaine, en moins d'une minute, ils formèrent le carré sur trois rangs,4 les autres au milieu, et presque aussitôt il se fit dans la rue un bruit épouvantable; les Croates arrivaient; la terre en tremblait. Je les vois encore, leurs grands manteaux rouges flottant derrière eux, et courbés si bas sur leur selle, la latte en avant, qu'on apercevait à peine leurs faces brunes aux longues moustaches jaunes.

      Il faut que les enfants soient possédés du diable, car, au lieu de me sauver, je restai là, les yeux écarquillés, pour voir la bataille. J'avais bien peur, c'est vrai, mais la curiosité l'emportait encore.5

      Le temps de regarder6 et de frémir, les Croates étaient sur la place. J'entendis à la même seconde le commandant crier: «Feu!» Puis un coup de tonnerre, puis rien que le bourdonnement de mes oreilles. Tout le côté du carré tourné vers la rue venait de faire feu à la fois; les vitres de nos fenêtres tombaient en grelottant; la fumée entrait dans la chambre avec des débris de cartouches, et l'odeur de la poudre remplissait l'air.

      Moi, les cheveux hérissés, je regardais, et je voyais les Croates sur leurs grands chevaux, debout dans la fumée grise, bondir, retomber et rebondir, comme pour grimper sur le carré; et ceux de derrière arriver, arriver sans cesse, hurlant d'une voix sauvage: «Forvertz!1 forvertz!»

      «Feu du second rang!» cria le commandant, au milieu des hennissements et des cris sans fin.

      Il avait l'air de parler dans notre chambre, tant sa voix était calme.

      Après les feux de peloton2 commencèrent les feux de file.2 Les Croates tourbillonnaient autour du carré, frappant au loin de leurs grandes lattes; de temps en temps un chapeau tombait, quelquefois l'homme. Un de ces Croates, repliant son cheval sur les jarrets, bondit si loin qu'il franchit les trois rangs et tomba dans le carré; mais alors le commandant républicain se précipita sur lui, et d'un furieux coup de pointe3 le cloua pour ainsi dire4 sur la croupe de son cheval; je vis le Républicain retirer son sabre rouge jusqu'à la garde; cette vue me donna froid; j'allais fuir, mais j'étais à peine levé que les Croates firent volte-face et partirent, laissant un grand nombre d'hommes et de chevaux sur la place.

      Les chevaux essayaient de se relever, puis retombaient. Cinq ou six cavaliers, pris sous leur monture, faisaient des efforts pour dégager leurs jambes; quelques-uns, ne pouvant endurer ce qu'ils souffraient, demandaient en grâce qu'on les achevât. Le plus grand nombre restaient immobiles.

      Pour la première fois je compris bien la mort.

      Dans les rangs des Républicains il y avait aussi des places vides, des corps étendus sur la face, et quelques blessés, les joues et le front pleins de sang.

      Le commandant, à cheval près de la fontaine, faisait serrer les rangs.1 On entendait les trompettes des Croates sonner la retraite. Au tournant de la rue, ils avaient fait halte; une de leurs sentinelles2 attendait là, derrière l'angle de la maison commune;3 on ne voyait que la tête de son cheval. Quelques coups de fusil partaient encore.

      «Cessez le feu!» cria le commandant.

      Et tout se tut; on n'entendit plus que la trompette au loin.

      La cantinière fit alors le tour des rangs à l'intérieur, pour verser de l'eau-de-vie aux hommes, tandis que sept ou huit grands gaillards allaient puiser de l'eau à la fontaine, dans leurs gamelles, pour les blessés, qui tous demandaient à boire d'une voix pitoyable.

      Moi, penché hors de la fenêtre, je regardais au fond de la rue déserte, me demandant si les manteaux rouges4 oseraient revenir. Le commandant regardait aussi dans cette direction, et causait avec un capitaine appuyé5 sur la selle de son cheval. Tout à coup le capitaine traversa le carré, écarta les rangs et se précipita chez nous en criant:

      «Le maître de la maison?

      --Il est sorti.

      --Eh bien... toi... conduis-moi dans votre grenier...vite!»

      Je