L'eau profonde; Les pas dans les pas. Paul Bourget. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Paul Bourget
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066083465
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de Jeanne qu'elle y avait répondu mentalement comme auraient fait neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Parisiennes sur mille.—Où donc peut aller une jolie femme de trente ans et qui se cache?...—Était-il possible pourtant que Valentine, la sévère et prude Valentine, fût vraiment en train de se diriger vers un rendez-vous coupable, ou d'en revenir? Tout dans son caractère protestait contre une pareille hypothèse. Mme de La Node le savait mieux que n'importe qui, ayant été élevée avec elle, et se trouvant, pour des raisons qui n'étaient pas à sa gloire, au courant des plus intimes secrets de l'existence de sa cousine. Mais quand une femme n'est pas une honnête femme—et Jeanne n'en était pas une—elle ne croit jamais sans réserves à l'irréprochable vertu d'une autre. Que le plus léger indice la mette sur la voie de ce que l'argot du monde appelle «un paquet», et vous la verrez, fût-ce à propos de sa meilleure amie, déployer un génie de soupçon aussi flétrissant que celui d'un vieux magistrat. C'étaient certes des riens et qui pouvaient s'expliquer si simplement: ce refus de sortir à deux, ce prétexte de visites, puis cette entrée dans ce grand magasin! Il suffisait que Mme de Chaligny n'eût pas trouvé la ou les personnes qu'elle allait voir, ou bien qu'en passant rue de Rivoli, devant la principale façade de l'immense maison de nouveautés, l'idée d'un achat en retard lui eût traversé la mémoire. C'était un rien encore, cette mise effacée, ce voile épais, ce glissement presque furtif à travers la foule... Et déjà cette si vague, cette si gratuite hypothèse d'un mystère criminel contre-balançait, dans l'esprit de Jeanne, la longue expérience qu'elle avait de la nature de Valentine, puisqu'elle la suivait de loin, maintenant, et sans l'aborder. Elle la vit, marchant toujours de ce pied qui va droit vers son but, sans une distraction, sans un arrêt, s'engager de galerie en galerie et gagner enfin une porte écartée du magasin, presque à l'angle de la rue Saint-Honoré, en face de la rue Croix-des-Champs. Mme de Chaligny, au moment de pousser l'énorme battant vitré, fut prise dans un groupe d'arrivants. Elle dut attendre une minute et elle se retourna. La poursuivante, qui n'était qu'à quelques mètres, n'eut que le temps, pour n'être pas surprise en flagrant délit de son ignoble espionnage, de se retourner elle-même et de s'absorber dans la contemplation d'un lot d'objets de cuir étalés devant elle. Valentine de Chaligny ne l'avait-elle pas vue, ou bien, l'ayant reconnue, ne s'était-elle pas crue reconnue? Toujours est-il que Jeanne, lorsqu'elle regarda de nouveau, n'aperçut plus les ailes grises du chapeau, son point de repère dans cette course à deux à travers la cohue. Le soupçon grandissant continuait de la posséder avec tant de force qu'elle courut, plutôt qu'elle ne marcha, vers la porte, assez vite pour qu'arrivée sur le trottoir son regard circulaire, et qui fouilla trois rues à la fois, saisît la silhouette à la poursuite de laquelle elle s'acharnait. Mme de Chaligny parlementait avec le cocher d'un fiacre évidemment arrêté au passage. Cet homme retenait son cheval impatient au milieu de la rue Saint-Honoré, tout en écoutant l'adresse que lui donnait sa nouvelle cliente, la main sur la portière ouverte. Il fit le geste d'avoir compris. Les ailes grises s'engouffrèrent dans la voiture. La petite main referma la portière, et le cheval partit dans la direction du Louvre, si vite que Mme de La Node désespéra de trouver sur place un véhicule qui lui permît de suivre la piste où le plus inattendu des hasards la jetait. Elle héla un premier cocher qui passait, puis un second. A son appel ils opposèrent, celui-là un insolent silence, l'autre un imperceptible haussement d'épaules. Ils avaient tous deux leur voiture occupée.

      —«Que je suis sotte!...» se dit la petite baronne. «Je ne la rattraperais plus maintenant... Il faudrait savoir si elle est sortie de chez elle avec ses chevaux et ses gens...» Et, obéissant machinalement à l'instinct de police soudain éveillé en elle par cette rencontre, elle longeait déjà le trottoir qui va vers la place du Palais-Royal. Elle se préparait à passer la revue des équipages qui attendaient à la queue leu leu. Elle n'eut pas besoin d'une longue recherche pour reconnaître, debout parmi les autres domestiques en livrée qui stationnaient devant la grande porte, Jean, le valet de pied de la marquise. Un peu plus loin le cocher Joseph, assis sur son siège, maintenait les deux chevaux bais, attelés au coupé officiel. Valentine avait exécuté la classique manœuvre. Elle était descendue de sa voiture à cette entrée pour assurer un alibi à son emploi d'après-midi, en vertu de l'aphorisme du Misanthrope sans repentir: «Avant d'arriver où elle ne veut pas être vue, une femme qui sort va toujours où elle veut qu'on la voie.»—Et, encore une fois, où donc peut aller une jolie femme, et de ce rang, qui ne veut pas qu'on la voie?...

       Table des matières

      HISTOIRE ABRÉGÉE D'UNE LONGUE HAINE

      Pour comprendre quels sentiments une pareille découverte soulevait chez Jeanne de La Node, il est nécessaire de préciser une situation de fait, déjà indiquée, et une situation de cœur plus essentielle encore. Certains actes sont par eux-mêmes si graves qu'ils semblent toucher la limite de notre culpabilité. Ils peuvent s'aggraver cependant encore, par la malice des sentiments qui nous y ont poussés. On l'a deviné à travers les lignes du début de ce récit: à la date où cette histoire commence, Mme de La Node avait une liaison avec Norbert de Chaligny, le mari de Valentine. Cette liaison durait depuis plus d'une année. Si l'on pense que les deux cousines n'étaient pas seulement apparentées par le sang,—étant les filles des deux frères,—mais qu'elles ne s'étaient jamais quittées; qu'elles avaient grandi ensemble, débuté dans le monde ensemble, et que cette intimité s'était accompagnée, qu'elle continuait de s'accompagner de ces chatteries de langage et de manières, la grâce caressante des amitiés féminines,—peut-être jugera-t-on que cette perfidie dépassait de beaucoup la mesure de ces coquets délits mondains, qui se commettent quotidiennement sous le nom jadis si grave, aujourd'hui très insignifiant, d'adultère. Le vrai crime de cette aventure n'était pourtant pas là, dans une trahison que la faiblesse d'un cœur surpris, un mariage mal assorti,—Jeanne était séparée de son mari depuis trois ans,—un amour partagé, pouvaient expliquer. Le motif véritable de la faute était pire que cette faute. Il tenait tout entier dans la plus mesquine, dans la plus dissimulée des passions, mais c'est la plus violente dont les natures sèches soient capables: Mme de La Node n'aimait pas Chaligny, elle haïssait Valentine, et depuis leur lointaine enfance, pour des raisons si profondes, si mêlées aux arrière-replis de sa personnalité, qu'elle les avait ignorés d'abord elle-même. Elle n'en était pas très consciente encore aujourd'hui. On ne s'avoue pas aisément que l'on envie quelqu'un,—le mot hideux de cette énigme morale est prononcé,—car c'est s'avouer à la fois une infériorité par rapport à celui que l'on envie, et la présence en soi d'un sentiment avilissant. Mais quelque déguisement que prennent nos bas instincts, leur vilenie n'en subsiste pas moins sous les formes hypocrites dont nous les habillons à notre propre regard, et c'était bien l'insupportable crispation de tout l'être devant la félicité d'un autre être que Jeanne avait commencé d'éprouver auprès de Valentine, dès l'enfance, quand elles étaient deux petites filles qui couraient dans les allées du parc, leur natte dans le dos. Cette même crispation, elle l'éprouvait à trente ans, maintenant que leur vie à toutes deux était faite,—«si injustement!» pensait Mme de La Node. De la destinée de sa cousine, Jeanne ne voyait que les réussites, de la sienne propre que ses échecs. En pensant et sentant ainsi, elle se trompait. Mais l'envie ne se trompe-t-elle pas toujours quand elle imagine la joie d'autrui? C'est là son premier châtiment: elle l'exagère, et en souffre davantage. Elle se trompe aussi le plus souvent quand, ensuite, elle essaie d'organiser le malheur qui doit la venger. Neuf fois sur dix, ses efforts, faussés par la haine, atteignent précisément le résultat contraire. La mise en lumière de ces deux lois, assez consolantes dans leur pessimisme, servira de moralité à cette analyse d'une crise aiguë traversée par un ménage parisien dans la première année du vingtième siècle.

      Comme tant de nos mauvais sentiments, cette envie de Jeanne pour sa cousine s'était insinuée dans son cœur sous ces apparences de délicates susceptibilités, qui nous permettent de mal agir en nous en excusant. Les pères des deux cousines étaient frères, je l'ai dit plus haut; ils s'appelaient,—d'après la funeste coutume française qui détruit la noblesse en multipliant les