Le 20 septembre 1804.
Le prince de Nassau-Weilbourg ayant laissé son yacht ici aux ordres de Joséphine, pour tout le temps qu'elle y passera, nous nous en sommes servies ce matin pour aller déjeuner dans une île du Rhin, près de Mayence, où était autrefois la maison de campagne de l'électeur, appelée la Favorite. Il n'en reste aucune trace: elle a été démolie. Cette île, ainsi que les environs de Mayence, offre une image assez triste des suites de la guerre. On n'y voit pas un arbre. Lorsque nous sommes arrivées, nous avons trouvé le déjeuner prêt. Pendant qu'on était à table, l'empereur a aperçu une pauvre femme qui, n'osant s'avancer, regardait de loin ce spectacle si nouveau pour elle; il lui a fait donner l'ordre de s'approcher. Lorsqu'elle a été près de la table, il lui a fait demander en allemand (car elle n'entend pas le français) si jamais elle avait rêvé qu'elle fût riche, et, dans ce cas, qu'est-ce qu'elle avait cru posséder. Cette pauvre femme avait beaucoup de peine à comprendre cette question, et encore plus à y répondre. Enfin, elle a dit qu'elle pensait qu'une personne qui avait 500 florins était la plus riche qu'il y eût au monde. «Son rêve est un peu cher, a dit l'empereur; mais n'importe, il faut le réaliser.» Aussitôt, ces messieurs ont pris tout l'or qu'ils avaient sur eux, et on lui a compté cette somme. C'était la chose la plus touchante que l'étonnement et la joie de cette femme; ses mains laissaient échapper l'or qu'elles ne pouvaient contenir; tous les yeux étaient mouillés de larmes d'attendrissement, en voyant la surprise et le bonheur de cette pauvre créature. J'ai regardé l'empereur dans cet instant; je pensais qu'il devait être si heureux! Non, sa physionomie ne peignait rien, absolument rien..... qu'un peu d'humeur. «J'ai déjà demandé deux fois la même chose, a-t-il dit, mais leurs rêves étaient plus modérés; elle est ambitieuse, cette bonne femme.» Il n'avait, dans ce moment, d'autre sensation que le regret qu'elle eût tant demandé. Qu'il est malheureux cet homme! À quoi lui sert son immense pouvoir, s'il ne sait pas jouir du bonheur qu'il peut répandre?... Après le déjeuner, on s'est dispersé dans l'île pour se promener. L'impératrice, accompagnée seulement par moi et deux autres personnes, a rencontré une jeune femme qui allaitait son enfant. Sa situation n'était pas très-heureuse. Joséphine avait sur elle seulement cinq pièces de vingt francs; elle les a données à cette femme sans appareil, sans ostentation, et une larme d'attendrissement est tombée sur l'enfant qu'elle avait pris dans ses bras, et qui la caressait avec ses petites mains, comme s'il eût senti le bien qu'elle venait de faire à sa mère, et qu'il voulût l'en remercier. En revenant à Mayence, l'empereur a beaucoup causé, ou, pour mieux dire, beaucoup parlé, car il ne cause jamais. Je n'oublierai de ma vie la singulière définition qu'il nous a donnée du bonheur et du malheur. «Il n'y a, a-t-il dit, ni bonheur ni malheur dans le monde; la seule différence, c'est que la vie d'un homme heureux est un tableau à fond d'argent avec quelques étoiles noires, et la vie d'un homme malheureux est un fond noir avec quelques étoiles d'argent.» Si l'on comprend cette définition, je trouve qu'on est bien habile; quant à moi, je ne l'entends pas du tout; et je n'ai pas la ressource d'appliquer le précepte de l'archi-chancelier, qui prétend que la question métaphysique la plus obscure (si toutefois elle repose sur une idée vraie) peut toujours être entendue avec le secours de l'analyse. Ici, je décompose, j'analyse, et je trouve.... zéro.
Mayence, le 22 septembre 1804.
Hier, les deux princesses de Hesse-Darmstadt qui devaient quitter Mayence aujourd'hui, étaient à dîner. Le soir, on est allé au théâtre. Ces dames n'avaient pas de schalls; et Joséphine, ayant craint qu'elles n'eussent froid, en a fait demander deux pour les leur prêter. Ce matin, en partant, la princesse mère a écrit un billet très-spirituel, très-aimable à l'impératrice, pour dire qu'elle gardait les schalls comme un souvenir. Le billet était fort bien tourné, mais j'ai cru voir qu'il ne consolait pas Joséphine de la privation des deux schalls qui se trouvaient être précisément les deux plus beaux de ses schalls blancs. Elle eût autant aimé que ses femmes en eussent choisi d'autres.
Mayence, le 24 septembre.
Hier, en quittant le salon, nous sommes parties, madame de La Rochefoucault et moi, pour Francfort[47].
Nous espérions que cette course rapide pourrait être ignorée de l'empereur. Nous avons passé la matinée à visiter la ville, à acheter quelques marchandises anglaises, que Joséphine nous avait prié de lui rapporter; car elle était dans notre confidence. Nous avons quitté Francfort à trois heures après midi, avec l'intention d'arriver à Mayence, à six. Ayant été désignée hier pour le dîner, je ne devais pas m'attendre à l'être encore aujourd'hui, et je pensais avoir tout le temps nécessaire pour me reposer, faire ma toilette et paraître à huit heures dans le salon. Quant à madame de Larochefoucault, sa santé est si faible qu'elle comptait se faire excuser de ne pas paraître ce soir, en prétextant qu'elle était incommodée. Mais tout cet arrangement s'est trouvé détruit, au moins relativement à moi. En arrivant, j'ai trouvé un billet du premier chambellan, qui me désignait pour le dîner. Il était six heures moins dix minutes; à six heures cinq, j'étais à table. J'avais cherché à réparer, par le choix d'une très belle robe, la précipitation de ma toilette. Tout en mangeant mon potage, je me félicitais d'être arrivée assez tôt pour ne pas trahir le secret de notre voyage; lorsque l'empereur avec un sourire un peu ironique, m'a dit que ma robe était bien belle, et m'a demandé si je l'avais rapportée de Francfort. Il n'y avait plus moyen de nier notre voyage; il fallait en rire, et tourner la chose en plaisanterie, pour que l'empereur ne s'en fâchât pas, et c'est ce que j'ai fait. Il a demandé si nous avions rapporté beaucoup de marchandises anglaises; mais comme rien apparemment ne l'avait contrarié aujourd'hui, il était dans une disposition d'esprit assez bienveillante, il ne s'est fâché qu'à moitié.
Mayence, le 25 septembre.
La ville de Mayence donnait un grand bal aujourd'hui à l'impératrice; mais étant très-incommodée, il lui paraissait impossible de s'y rendre; elle était dans son lit à cinq heures, avec une forte transpiration de la fièvre. Napoléon est entré chez elle, il lui a dit qu'il fallait qu'elle se levât, qu'elle allât à ce bal. Joséphine lui ayant représenté ses souffrances et le danger de se découvrir, ayant une éruption très-forte à la peau, Bonaparte l'a tirée brusquement de son lit, par un bras, et l'a forcée de faire sa toilette. Madame de La Rochefoucault, qui a été témoin de cette action brutale, me l'a contée, les larmes aux yeux; Joséphine, avec sa douceur, sa soumission si touchante, s'est habillée, et a paru une demi-heure au bal.
Mayence, le 26 septembre.
En entendant Napoléon appeler les princesses de Nassau qui étaient au cercle, mesdemoiselles, je souffrais incroyablement. Quelque peu d'attraits que cette cour ait pour moi, il n'en est pas moins vrai que j'en fais partie dans cet instant; et je suis humiliée comme française, que le souverain à la suite duquel je me trouve, ait si peu l'habitude des usages des cours. Comment ignore-t-il que les princes, entre eux, se donnent leurs titres respectifs, sans pour cela déroger à leur puissance? Mais Bonaparte croirait compromettre tout-à-fait la sienne, s'il en usait ainsi. Il ne manque jamais de dire au prince archi-chancelier, monsieur l'électeur, et mademoiselle, à toutes les princesses; j'en ai vu plus d'une sourire un peu ironiquement.
Mayence, le 27 septembre 1804.
L'impératrice a passé le Rhin ce matin, pour aller faire une visite au prince et à la princesse de Nassau, au château de Biberich, près de Mayence. Les troupes du prince étaient sous les armes; tous les officiers de sa petite cour, en grande tenue. Un déjeuner très-élégant était servi dans une salle, dont