Aix-la-Chapelle, le 18 août 1804.
Tout est en mouvement dans le palais; Bonaparte arrive demain. Il est extraordinaire que, dans une situation comme la sienne, on ne soit point aimé[23]. Cela doit être si facile quand on n'a besoin pour faire des heureux que de le vouloir. Mais il paraît qu'il n'a pas souvent cette volonté; car depuis le valet de pied jusqu'au premier officier de la couronne, chacun éprouve une sorte de terreur à son approche. La cour va devenir très-brillante; les ambassadeurs n'ayant pas été accrédités de nouveau depuis la métamorphose du consul en empereur, arrivent tous pour présenter leurs lettres. On passera encore quelques jours ici. On ira à Cologne, à Coblentz; on restera quelques jours dans chacune de ces villes, et de là à Mayence, où tous les princes qui doivent former la confédération du Rhin se réuniront.
Le 19 août 1804.
Il est arrivé, et avec lui l'espionnage; les chagrins, qui forment ordinairement son cortége, ont déjà banni toute la gaité de notre petit cercle. Son retour nous a appris que parmi douze personnes qui ont été nommées pour accompagner Joséphine ici, il y en a une qui était chargée du rôle d'espion. Napoléon savait, en arrivant, que tel jour nous avions fait une promenade, que tel autre jour nous avions été déjeuner avec madame de Sémonville, dans un bois aux environs d'Aix-la-Chapelle. Le délateur (que nous connaissons) a cru donner plus de mérite à son récit en mettant sur le compte du général Lorges, qui est jeune et d'une tournure fort agréable, la faute d'un pauvre vieux militaire qui, probablement, ayant été plus long-temps soldat qu'officier, ignorait qu'on ne dût pas s'asseoir devant l'impératrice, sur le même divan. Joséphine était trop bonne pour lui apprendre qu'il faisait une chose inconvenante; elle eût craint de l'humilier; cette preuve de son bon cœur a été transformée en une condescendance coupable en faveur d'un jeune homme pour lequel elle devait avoir beaucoup d'indulgence et de bontés, puisqu'il se mettait si parfaitement à son aise avec elle. C'était là la conséquence qu'on voulait que l'empereur en tirât. Heureusement, cette circonstance si peu faite pour être remarquée, l'avait été, et il n'a pas été difficile à Joséphine de prouver quel était le coupable; son âge, son peu d'usage, ont effacé tout le noir avec lequel on avait peint cette action. Comment ne pas s'étonner[24] qu'un homme qui a passé sa vie dans les camps, qui a été nouri, élevé par la république, puisse attacher cette importance à des minuties! Ah! sans doute l'amour du pouvoir est naturel à l'homme; un enfant fait, pour le jouet qu'il dispute à son camarade, ce que les souverains, dans un âge plus avancé, font pour les provinces qu'ils veulent s'arracher. Mais qu'il y a loin de ce noble orgueil qui veut dominer ses semblables, avec l'intention de les rendre heureux, à ce code d'étiquette qui fait dans cet instant la plus chère occupation de Napoléon! Je me demandais, ce soir, dans le salon, en voyant tous ces hommes debout, n'osant faire un pas hors du cercle qu'ils formaient, pourquoi les puissans de tous les temps, de tous les pays, ont attaché l'idée du respect à des attitudes gênantes. Je pense que le spectacle de tous ces hommes courbés sans cesse en leur présence, leur est doux, parce qu'il leur rappelle continuellement le pouvoir qu'ils ont sur eux.
Le 20 août 1804.
Ce matin, Napoléon a reçu toutes les autorités constituées de la ville. On est sorti de cette audience, confondu, étonné au dernier point. «Quel homme! (me disait le maire) quel prodige! quel génie universel! Comment ce département si éloigné de la capitale lui est-il mieux connu qu'il ne l'est de nous? Aucun détail ne lui échappe; il sait tout; il connaît tous les produits de notre industrie.» J'ai souri; j'étais bien tentée d'apprendre à ce brave homme, qui allait colportant son admiration dans toute la ville, qu'il devait en rabattre beaucoup; que cette parfaite connaissance que Napoléon leur a montrée, est un charlatanisme avec lequel il subjugue le vulgaire. Il a fait faire une statistique, parfaitement exacte, de la France et des départemens réunis. Lorsqu'il voyage, il prend les cahiers qui concernent les pays qu'il parcourt[25]; une heure avant l'audience il les apprend par cœur; il paraît, parle de tout, en homme dont la pensée embrasse tout le vaste pays qu'il gouverne, et laisse ces bonnes gens ravis en admiration. Une heure après, il ne sait plus un mot de ce qui a excité cette admiration.
Le préfet, M. Méchin, est arrivé à cette audience avec une certaine assurance (qui lui est assez ordinaire), ne se doutant pas de l'interrogatoire qu'il allait subir. Napoléon, qui venait d'apprendre sa leçon, lui a fait plusieurs questions auxquelles il n'a su que répondre; il s'est troublé, embarrassé. «Monsieur, lui a dit l'empereur, quand on ne connaît pas mieux un département, on est indigne de l'administrer.» Et il l'a destitué. Tel est le résultat de l'audience d'aujourd'hui.
Aix-la-Chapelle, le 21 août.
Je suis souvent tentée d'apprendre à Napoléon, qui fait tant de questions sur les usages de l'ancienne cour, que la grâce et l'urbanité y régnaient; que les femmes osaient y converser avec les princes. Ici, nous ressemblons tout-à-fait à de petites filles qu'on va interroger au catéchisme. Napoléon trouverait très-mauvais qu'on osât lui adresser la parole[26]. Couché à moitié sur un divan, il fournit seul à la conversation; car personne ne lui répond que par un oui, ou un non, sire, prononcé bien timidement. Il parle assez ordinairement des arts, comme la musique, la peinture; souvent il prend l'amour[27] pour sujet de conversation, et Dieu sait comme il en parle. Il n'appartient point à une femme de juger un général; aussi, je ne m'aviserai pas de parler de ses faits militaires; mais l'esprit[28] de salon est de notre ressort, et pour celui-là, il est permis de dire qu'il n'en a pas du tout.
Le 22 août 1804.
Il faut que ce besoin d'aduler le pouvoir soit bien général, puisque des prêtres même n'en sont pas exempts. Ce matin on nous a fait voir ce qu'on appelle les grandes reliques: elles furent envoyées en présent à Charlemagne par l'impératrice Irène, et sont conservées, depuis ce temps, dans une armoire de fer pratiquée dans un mur. Cette armoire est ouverte tous les sept ans, pour montrer ces reliques au peuple. Cette circonstance attire une foule très-considérable de tous les pays voisins. Chaque fois qu'on replace les reliques dans l'armoire, on fait murer la porte, qui n'est ouverte que sept ans après, Joséphine a eu le désir de les voir, et quoique les sept années ne fussent pas révolues, le mur a été démoli. Parmi ces reliques, un petit coffre en vermeil attirait particulièrement l'attention. Les prêtres qui nous montraient ce trésor ont piqué notre curiosité en disant que la tradition la plus ancienne attachait un grand bonheur à la possibilité d'ouvrir ce coffre, mais que personne, jusqu'alors, n'avait pu y parvenir. Joséphine, dont la curiosité était vivement excitée, a pris ce coffre, qui presque aussitôt s'est ouvert dans ses doigts. On ne remarquait pas de traces extérieures de serrure, mais il faut qu'il y ait eu un secret pour ouvrir le ressort intérieur. Je suis persuadée que les prêtres qui nous montraient ces reliques connaissaient le secret, et qu'ils ont ménagé ce petit plaisir à l'impératrice. Quoi qu'il en soit, cette circonstance a été regardée comme très-extraordinaire; on l'a beaucoup fait valoir à Joséphine, qui tout en s'étant assez amusée de cette surprise, n'y a pas attaché plus d'importance que cela n'en méritait. Au reste la curiosité n'a pas été très-satisfaite, car on n'a trouvé dans cette boîte que quelques petits morceaux d'étoffe qu'on peut regarder comme des reliques si l'on veut, mais dont l'authenticité n'est nullement constatée.
Je suis revenue chez moi attristée par cet emploi de ma matinée. Je n'aime pas à rencontrer des prêtres courtisans ou ambitieux; je ne puis même comprendre comment il peut y en avoir. Je trouve quelque chose de si noble, de si élevé dans leurs attributions, que mon imagination aime à les dégager de toutes nos faiblesses. Détachés de toutes les passions qui troublent et gouvernent l'humanité, placés comme intermédiaires entre l'homme et la divinité, ils sont chargés du doux emploi de consoler les malheureux, de leur montrer, à travers les orages de la vie, un port où enfin ils trouveront le repos. Le monde peut-il offrir une dignité qui puisse valoir ce privilége qui leur est réservé, de pénétrer dans l'asile