Arrivé enfin au moulin, il s'assit en face d'Ottilie devant une petite table sur laquelle la meunière venait de placer une jatte de lait, tandis que le meunier courait au-devant de Charlotte et du Capitaine pour les amener par un sentier commode et sûr.
Après avoir contemplé un instant en silence sa charmante compagne,
Édouard lui dit avec un trouble visible:
—J'ai une grâce à vous demander, chère Ottilie, et si vous croyez devoir me la refuser, pardonnez-moi, du moins, de ne pas avoir eu le courage de me taire. Vous portez sur votre poitrine le portrait de votre père, homme excellent que vous avez à peine connu, et qui, certes, mérite une place sur votre coeur; mais le médaillon est si grand … je tremble quand vous prenez un enfant sur vos bras, quand la voiture penche, quand un valet passe trop près de vous, quand vous marchez sur un sentier raboteux … Si le verre venait à se briser!… Cette idée me torture sans cesse!… J'ai souffert horriblement tout à l'heure en vous voyant descendre les rochers … Ne bannissez pas ce portrait de votre pensée, donnez-lui la place la plus belle dans votre chambre, au chevet de votre lit; mais éloignez-le de votre sein … Ma crainte est exagérée peut-être, mais il m'est impossible de la surmonter.
Ottilie l'avait écouté en silence et les yeux fixés vers la terre. Dès qu'il cessa de parler, elle détacha le portrait de la chaîne qui le retenait, le pressa contre son front, leva les yeux vers le ciel plutôt que vers son ami, et lui remit le médaillon sans hésitation et sans empressement.
—Prenez-le, lui dit-elle, vous me le rendrez quand nous serons de retour au château, ou plutôt, lorsque je lui aurai trouvé une place convenable dans ma chambre. Voilà tout ce que je puis faire pour vous prouver que je sais apprécier votre bienveillante sollicitude.
Édouard n'osa appuyer ses lèvres sur le médaillon; mais il saisit la main de la jeune fille et la porta sur ses yeux. C'étaient les deux plus belles mains qui se fussent jamais unies. Il lui semblait qu'une barrière mystérieuse qui, jusque là, l'avait séparé d'elle, venait de disparaître pour toujours.
Le meunier revint en ce moment suivi de Charlotte et du Capitaine. Les amis se retrouvèrent avec plaisir: on se rafraîchit en buvant du lait, on se reposa sur le gazon, et le temps s'écoula au milieu d'une douce conversation.
Il fallut songer au retour. Suivre le chemin que le meunier avait fait prendre à Charlotte et au Capitaine, eût été trop monotone, Édouard proposa un sentier qui conduisait à travers les rochers jusque sur les bords de l'étang. On le prit sans hésiter, et tous eurent lieu d'en être satisfaits. Cette route, quoique fatigante, n'avait rien de dangereux, et offrait à chaque instant les points de vue les plus pittoresques et les plus inattendus. Ici s'étendaient des villages, des bourgs et des prairies; là, des collines boisées s'échelonnaient avec grâce, et plus loin une charmante métairie se cachait au milieu des arbres qui couronnaient la plus haute de ces collines.
Un bois touffu borna tout à coup la vue, et lorsque nos promeneurs l'eurent traversé, ils se trouvèrent, à leur grande satisfaction, sur la montagne en face du château, et à la place où, d'après les plans du Capitaine, devait bientôt s'élever une jolie maison d'été. Après une courte halte, on descendit jusqu'à la cabane de mousse, et, pour la première fois, les quatre amis s'y trouvèrent réunis. La conversation roula naturellement sur les difficultés du terrain que l'on venait de parcourir. Le Capitaine assura que rien n'était plus facile que d'y tracer une route commode et pittoresque. Chacun donna son opinion sur cette route, et les imaginations s'exaltèrent au point que, de la pensée du moins, on la voyait déjà finie, et l'on s'y promenait avec délices. Charlotte détruisit tout à coup ces rêves charmants en calculant la dépense qu'occasionnerait un pareil travail.
—Il sera facile de lever cette difficulté, répliqua Édouard: la petite métairie si pittoresquement située sur la colline ne me rapporte presque rien, je la vendrai, et ce capital, employé à nous procurer un plaisir de tous les jours, sera mieux placé que dans ce bien dont j'ai tant de peine à me faire payer le mince fermage.
Charlotte ne trouva plus d'objection à faire, et le Capitaine proposa de vendre les terres en détail, afin d'en tirer une somme plus forte. Les tracasseries inséparables d'un pareil morcellement effrayèrent Édouard et l'on décida, d'un commun accord, que la métairie serait vendue à un bon fermier qui la désirait depuis longtemps. On savait qu'il faudrait lui accorder des termes, ce qui était facile, puisqu'on pouvait régler la marche des travaux d'après les époques du paiement.
A peine nos amis furent-ils de retour au château, que le Capitaine étala ses plans et ses cartes sur une grande table; on les consulta afin d'harmoniser les nouveaux projets avec les anciens. Plusieurs changements étaient en effet devenus indispensables; mais la place de la maison d'été resta irrévocablement fixée sur le penchant de la montagne en face du château.
Ottilie qui ne se permettait jamais de donner son avis avait gardé un profond silence. Le Baron poussa devant elle les cartes et les plans que le Capitaine ne semblait avoir étalés que pour Charlotte, et la pria si instamment et avec tant de bonté de dire sa pensée, puisque rien n'était fait encore, qu'elle se laissa entraîner.
—C'est là, dit-elle, en posant le bout de son doigt sur le point le plus élevé de la montagne, oui, c'est là que je ferais construire la maison d'été. Il est vrai qu'on n'y verrait pas le château, mais on jouirait d'un avantage réel, celui d'avoir sous ses yeux des sites nouveaux et des objets tout à fait différents de ceux que nous voyons tous les jours ici. Sur cette plate-forme, la vue est vraiment admirable; j'en ai été frappée, et cependant je n'ai fait qu'y passer.
—Elle a raison, s'écria Édouard, comment cette idée ne nous est-elle pas venue? N'est-ce pas, Ottilie, continua-t-il en posant à son tour le doigt sur la carte, c'est bien là que doit s'élever la maison d'été?
Ottilie fit un signe affirmatif, et le Baron traça un grand carré long, au crayon, sur le point indiqué. Le Capitaine se sentit blessé au coeur en voyant ainsi salir sa carte si soigneusement dessinée et lavée. Il se contint cependant, et eut même la générosité d'approuver l'avis d'Ottilie.
—Oui, oui, dit-il, ce n'est pas seulement pour prendre une tasse de café ou pour manger un poisson avec plus d'appétit qu'à l'ordinaire qu'on fait de longues promenades et qu'on construit des maisons de campagne. Nous demandons de la variété et des objets nouveaux. Tes ancêtres, mon cher Édouard, ont sagement placé ce château à l'abri des vents et à la portée de toutes les choses nécessaires à la vie. Une demeure spécialement consacrée aux parties de plaisir ne saurait être mieux située que sur la plate-forme qu'Ottilie vient de désigner; nous y passerons certainement des heures fort agréables.
Édouard était triomphant, la certitude que l'idée de sa jeune amie était réellement bonne, le rendait plus fier et plus heureux que s'il avait eu lui-même cette idée.
CHAPITRE VIII.
Dès le lendemain matin, le Capitaine visita le lieu indiqué, et il le trouva en effet le seul convenable. Dans le courant de la journée, il y conduisit ses amis; on fit et on refit des dessins, des plans et des calculs, puis on s'occupa sérieusement de la vente de la métairie. Ce fut ainsi que les deux hommes se trouvèrent jetés de nouveau dans une vie active et agitée.
L'anniversaire de la naissance de Charlotte n'était pas très-éloigné, et le Capitaine chercha à persuader à son ami qu'il était de son devoir de célébrer ce jour en faisant poser à sa femme la première pierre de la maison d'été. Connaissant l'aversion du Baron pour ces sortes de solennités, il s'était attendu à une vive opposition; mais Édouard céda sans difficultés. Il s'était dit à lui-même qu'une fête en l'honneur de sa femme, l'autoriserait à en donner une plus tard pour célébrer l'anniversaire de la naissance d'Ottilie.
Tant d'entreprises projetées, qui toutes avaient déjà