M. de Gandelau (c’est le nom du père de Paul) était trop préoccupé des détails de son exploitation et peut-être aussi des soins qu’il était obligé de prendre de sa goutte pour chercher à soulever le voile d’ennui qui flottait devant les regards de monsieur son fils, et Mme de Gandelau, restée sous la triste impression du départ récent de sa fille aînée, travaillait avec une sorte d’acharnement à un ouvrage de tapisserie dont la destination était inconnue à tous et peut-être aussi à la personne qui posait si attentivement points contre points.
«Vous avez reçu une lettre de Marie? fit M. de Gandelau en laissant là le journal.
—Oui, mon ami, ce soir... Ils sont ravis, le temps les favorise et ils ont, me dit-elle, fait les plus jolies excursions dans l’Oberland. Ils doivent maintenant passer le Simplon pour se rendre en Italie. Marie m’écrira de Baveno, hôtel de...
—Très bien, et la santé?
—Excellente.
—Et leur projet est toujours de se rendre à Constantinople pour cette affaire importante?
—Oui; N... a reçu, paraît-il, une lettre pressante; leur séjour en Italie ne sera qu’un passage. Ils comptent s’embarquer à Naples dans un mois au plus tard. Cependant, leur retour ne pourrait s’effectuer, me dit Marie, que dans un an. Elle m’annonce cela sans paraître autrement affectée de la longueur de cette absence; j’en éprouve, mon ami, un serrement de cœur que tous les meilleurs raisonnements ne peuvent atténuer.
—Bon! croyez-vous, chère amie, que nous marions nos enfants pour nous? Et cela n’était-il pas convenu? On dit que peu d’affections sont assez fortes pour résister à la vie commune, en voyage. N... est un digne et brave garçon, travailleur et un peu ambitieux, ce qui n’est pas un mal; Marie l’aime, elle est intelligente et se porte bien. Ils subiront l’épreuve avec succès, je n’en doute pas, et nous reviendrons comme deux bons camarades, ayant appris à se bien connaître, à s’entr’aider et à se suffire; avec ce grain d’indépendance qui est nécessaire pour vivre en bon accord avec ses proches.
—Vous avez probablement raison, mon ami; mais cette longue absence n’en est pas moins douloureuse, et cette année me semblera un peu longue... Je serai, malgré tout, bien heureuse quand je pourrai m’occuper de préparer leur appartement ici et que je n’aurai plus que peu de jours à compter pour les revoir.
—Sans doute, sans doute; et moi aussi je les embrasserai de bon cœur, ces chers amis... et Paul donc!... Mais, puisqu’il est décidé que nous ne les reverrons que dans un an, ce serait une belle occasion pour reprendre mon projet.
—Lequel, mon ami? Serait-ce la construction de cette maison que vous vouliez faire bâtir, là-bas, sur ce morceau de terre qui fait partie de la dot de Marie?... Ne faites pas cela, je vous en supplie. Nous avons ici bien assez de place pour les loger, eux et leurs enfants, s’il leur en vient. Et, après cette longue absence, ce serait une nouvelle douleur pour moi de savoir Marie établie loin de nous, de ne l’avoir pas près de moi. D’ailleurs, son mari ne peut rester les trois quarts de l’année à la campagne. Ses occupations ne le lui permettent pas. Marie serait donc seule souvent. Que voulez-vous qu’elle fasse dans une maison, son mari absent?
—Elle fera, ma bonne amie, ce que vous avez fait vous-même quand mes affaires m’appelaient trop souvent hors de ce domaine; et cependant alors nous étions jeunes. Elle s’occupera de sa maison, elle prendra l’habitude de gérer son bien, elle sera occupée, responsable; partant contente d’elle-même et heureuse de ce qu’elle aura su créer autour d’elle... Croyez-moi; j’ai vu les plus tendres affections de famille s’user et s’éteindre dans cette vie commune des enfants mariés, auprès de leurs ascendants. L’épouse tient à être maîtresse incontestée chez elle, et c’est là un sentiment sain et vrai; il faut se garder d’aller à l’encontre. La femme sagement élevée ayant charge de maison, la responsabilité et l’indépendance qui est la conséquence de toute responsabilité, sait mieux se garder que celle que l’on tient toute sa vie en tutelle. Marie serait très bien ici, très heureuse d’y être, et son mari non moins tranquille de la savoir près de nous, mais elle ne serait pas chez elle. Une jeune fille n’est bien à sa place qu’auprès de sa mère, une épouse n’est à sa place que dans sa maison. Et même chez sa mère alors, elle passe dans la catégorie des invités. Et, en admettant (chose difficile) que de cette existence mixte il ne résulte pas de froissements, il est du moins certain qu’il en découle le désintéressement des choses pratiques, la nonchalance, l’ennui même et tous les dangers qui en sont la conséquence.
«Vous avez trop bien élevé votre fille, pour qu’elle ne désire pas ardemment remplir tous ses devoirs; vous lui avez toujours montré une activité trop attentive pour qu’elle ne veuille pas, à son tour, déployer la sienne. Donnons-lui-en donc les moyens. Ne serez-vous pas plus heureuse de la voir bien tenir et diriger sa maison, nous y recevoir gaiement, que de la trouver sans cesse ici, sur vos pas, désœuvrée; juge tacite et respectueux si vous voulez, mais juge de vos façons d’être et de faire? Croyez-vous que son mari aura autant de plaisir à venir la retrouver ici dans les moments qu’il pourra dérober aux affaires, qu’il en éprouvera en la voyant chez elle, toute heureuse de lui montrer ce qu’elle aura pu faire pendant ses absences; toute occupée de rendre chaque jour plus agréable, plus commode, le logis commun? Ne voyez-vous pas, en y pensant un peu, que les jeunes femmes de ce temps, qui ont donné, quoique bien nées, les plus tristes exemples, sont celles, le plus souvent, dont les premières années de mariage se sont passées ainsi, sans foyer propre, menant cette existence qui n’est ni celle de la jeune fille ni celle de la maîtresse de maison, responsable,... ménagère, pour appeler les choses par leur vrai nom?»
Quelques larmes avaient mouillé la broderie de Mme de Gandelau. «Vous avez encore raison, mon ami, dit-elle en tendant la main à son mari; ce que vous ferez sera bien fait.»
M. Paul, tout en feuilletant un journal illustré, n’avait pas perdu un mot de cette conversation. L’idée de voir élever une maison, pour sa sœur aînée, lui souriait fort. Et déjà, dans sa jeune imagination, en face du vieux manoir paternel, cette maison future lui apparaissait comme un palais des fées, toute coquette et parée, pleine de lumière et de gaieté.
Il faut dire que l’habitation de M. de Gandelau n’avait rien qui pût charmer les yeux. Agrandie successivement, deux longues ailes assez maussades d’aspect se soudaient gauchement à un corps de logis principal, autrefois château, dont deux tours démantelées et couronnées par des toits bas flanquaient les angles. Entre les deux ailes et ce logis principal s’ouvrait une cour basse, toujours humide, fermée par une vieille grille et un reste de fossé consacré à alimenter la cuisine de plantes potagères. Une troisième aile, en prolongement du vieux bâtiment aux tours, bâtie par M. Gandelau peu après son mariage, contenait les appartements privés des propriétaires; c’était la partie la plus gaie du château. Le salon, la salle à manger, le billard et le cabinet de monsieur étaient installés dans le vieux corps principal. Quant aux deux ailes parallèles, elles contenaient des chambres s’ouvrant sur des couloirs irréguliers et qui, n’étant pas de plain-pied dans leur longueur, exigeaient une certaine attention si l’on prétendait circuler sans accidents.
Le lendemain matin, M. Paul, en allant s’enquérir de l’état de santé de son poney, voit entrer dans la cour le père Branchu menant une petite charrette pleine de morceaux de bois, de sacs de plâtre et d’outils.
«Qu’allez-vous donc faire de tout cela, père Branchu?
—Je m’en viens réparer la fuie, monsieur Paul.
—Ah! si je vous aidais?
—Non pas, monsieur Paul, vous saliriez vos habits; vous pourriez vous blesser... C’est pas votre affaire... Mais pas défendu de nous regarder travailler, si c’est votre plaisir!
—Ça doit être amusant de bâtir!
—Pour un amusage, c’est pas un amusage; mais pour