«Nous sommes deux frères, madame, nés à Burgos et d'une des meilleures maisons de cette ville. Nous étions encore fort jeunes lorsque nous restâmes sous la conduite d'un oncle qui prit soin de notre éducation et de notre bien, qui est assez considérable pour n'envier pas celui d'autrui. Don Diègue (c'est le nom de notre oncle) avait lié depuis longtemps une très-étroite amitié avec un gentilhomme qui demeure proche de Blaye, dont le mérite est beaucoup au-dessus de sa fortune; on l'appelle M. de Messignac. Comme notre oncle avait résolu de nous envoyer quelque temps en France, il l'écrivit à son ami qui lui offrit sa maison; il l'accepta avec joie. Il nous fit partir, et il y a un an qu'on nous y reçut avec beaucoup de bonté. Madame de Messignac nous traita comme ses propres enfants; elle en a plusieurs, mais de ses quatre filles, celles que vous voyez, madame, sont les plus aimables. Il aurait été bien difficile de les voir tous les jours, de demeurer avec elles et de se défendre de les aimer éperdument.
«Mon frère me cacha d'abord sa passion naissante: je lui cachai aussi la mienne; nous étions tous deux dans une mélancolie extrême; l'inquiétude d'aimer sans être aimés et la crainte de déplaire à celles qui causaient notre passion, tout cela nous tourmentait cruellement; mais une nouvelle peur augmenta encore celle que nous avions déjà: ce fut une jalousie effroyable que nous prîmes l'un contre l'autre. Mon frère voyait bien que j'étais amoureux; il crut que c'était de sa maîtresse: je le regardais aussi comme mon rival, et nous avions une haine l'un contre l'autre qui nous aurait portés aux dernières extrémités, si un jour que je m'étais trouvé dans un état à ne pouvoir plus ignorer ma destinée sans mourir de douleur, je ne me fusse déterminé à découvrir mes sentiments à mademoiselle de Messignac; mais comme je n'étais pas assez hardi pour lui parler moi-même, j'écrivis sur des tablettes quelques vers que j'avais faits pour elle et je les glissai dans sa poche; elle ne s'en aperçut point. Mon frère, qui m'observait toujours, le remarqua, et badinant avec elle, il les prit adroitement et trouva que c'était une déclaration d'amour timide et respectueuse que je lui faisais. Il les garda jusques au soir, que m'étant retiré dans ma chambre avec la dernière inquiétude, il vint m'y trouver, et m'embrassant tendrement, il me dit qu'il venait me témoigner l'excès de sa joie de me savoir amoureux de mademoiselle de Messignac.
»Je demeurai comme un homme frappé de la foudre; je voyais mes tablettes entre ses mains, je me persuadais qu'elle lui en avait fait un sacrifice et qu'il venait insulter à mon malheur. Il connut à mon air et dans mes yeux une partie de ce que je pensais. Détrompez-vous, continua-t-il, elle ne m'a point confié vos tablettes; je les ai prises sans qu'elle ait eu le temps de les voir. Je veux vous servir auprès d'elle; mais, mon cher frère, servez-moi aussi près de sa sœur aînée. Je l'embrassai alors et je lui promis tout ce qu'il voulait; ainsi, mutuellement, nous nous rendions de bons offices l'un à l'autre, et nos maîtresses, qui ne connaissaient point encore le pouvoir de l'amour, commencèrent à s'accoutumer à en entendre parler.
«Ce serait abuser de votre patience de vous dire, madame, comme nous parvînmes enfin par nos soins et nos assiduités à gagner leurs cœurs. Que d'heureux moments! que de beaux jours! de voir sans cesse ce que l'on aime, d'en être aimé, de se trouver ensemble à la campagne où la vie innocente et champêtre laisse goûter sans trouble les plaisirs d'une passion naissante! C'est une félicité que l'on ne peut exprimer.
«Comme l'hiver approchait, madame de Messignac fut à Bordeaux, où elle avait une maison; nous l'y accompagnâmes: mais cette maison n'étant pas assez grande pour nous loger avec toute sa famille, nous en prîmes une proche de la sienne.
«Bien que cette séparation ne fût que pour la nuit, nous ne laissâmes pas de la ressentir vivement; ce n'était plus se trouver à tous moments, nos visites avaient un certain air de cérémonies qui nous alarmait; mais nos alarmes redoublèrent beaucoup lorsque nous vîmes deux hommes riches et bien faits s'attacher à mesdemoiselles de Messignac et attaquer la place en forme; cela s'appelle qu'ils déclarèrent qu'ils prétendaient à l'hyménée et qu'ils furent agréablement écoutés du père et de la mère. O Dieu! que devînmes-nous? Leurs affaires allaient fort vite et nos chères maîtresses, qui partageaient notre désespoir, mêlaient tous les jours leurs larmes avec les nôtres. Enfin, après nous être bien tourmentés et avoir cherché mille moyens inutiles, je me résolus d'aller trouver M. de Messignac. Je lui parlai et je lui dis tout ce que ma passion me put inspirer, pour lui persuader de différer ces mariages. Il me dit qu'il recevait avec reconnaissance les offres que mon frère et moi lui faisions; que n'étant point encore en âge, ce que nous ferions à présent pourrait être cassé dans la suite; qu'il aimait l'honneur; que sa fortune était médiocre, mais qu'il s'estimerait toujours heureux tant qu'il pourrait vivre sans reproche; que mon oncle qui nous avait confiés à lui serait en droit de l'accuser de nous avoir séduits, et qu'en un mot, il n'y fallait pas penser.
«Je me retirai dans une affliction inconcevable, je la partageai avec mon frère, et ce fut un trouble affreux parmi nous. M. de Messignac, pour mettre le comble à nos malheurs, écrivit à mon oncle ce qui se passait et le conjura de nous donner des ordres précis de partir. Il le fit aussitôt; et ne voyant plus de remèdes à nos maux, nous fûmes, mon frère et moi, trouver mesdemoiselles de Messignac; nous nous jetâmes à leurs pieds, nous leur dîmes ce qui peut persuader des cœurs déjà prévenus, nous leur donnâmes notre foi et des promesses signées de notre sang; enfin, l'amour acheva de les vaincre, elles consentirent à leur enlèvement. Il ne nous fut pas malaisé de prendre des mesures justes, et notre voyage avait été heureux jusqu'à notre arrivée céans; mais il y a deux jours, entrant dans cette maison, la première personne qui se présenta à nous, ce fut Don Diègue. Il était impatient de notre retour, et, pour se tirer de peine, il venait nous quérir lui-même. Que devînmes-nous à cette vue? Il nous fit arrêter comme des criminels, et oubliant que mesdemoiselles de Messignac étaient les filles de son meilleur ami et personnes de qualité, il les chargea d'injures et les accabla de reproches après qu'il eut appris d'un de mes gens que nous avions résolu d'aller incognito jusqu'à Madrid, chez des parents que nous y avons, pour attendre en ce lieu que nous eussions une entière liberté de déclarer notre mariage. Il nous enferma dans une chambre proche de la sienne, et nous y étions lorsque ces demoiselles sont venues cette nuit, au clair de la lune, tousser sous nos fenêtres. Nous les avons entendues et nous y sommes courus. Elles nous ont fait voir leurs lettres et nous cherchions quelque chose pour les tirer, quand mon oncle a été averti de ce qui se passait. Il est descendu sans bruit avec tous ses gens, et à nos yeux il a outragé ces aimables personnes. Dans l'excès de notre désespoir, nos forces ont sans doute augmenté, nous avons enfoncé les portes que l'on avait fermées sur nous et nous courions pour les secourir, lorsque imprudemment, madame, nous sommes entrés dans votre chambre.
«Le cavalier se tut en cet endroit; je trouvai qu'il avait raconté sa petite histoire avec esprit. Je le remerciai, et j'offris à ces demoiselles mes soins et ceux de mes amis pour apaiser leur famille. Elles les acceptèrent et m'en témoignèrent beaucoup de reconnaissance.»
Quelques dames de la ville, qui me sont venues voir, veulent m'arrêter; elles me proposent d'aller chez des religieuses dont le couvent est au haut de la côte. Elles m'offrent de m'y faire entrer, et me disent que la vue de ce lieu n'a point de bornes, que l'on découvre tout à la fois la mer, des vaisseaux, des villes, des bois et des campagnes; elles vantent fort la voix, la beauté et les agréments de ces religieuses. Ajoutez à cela que le mauvais temps est augmenté d'une telle manière, et que la neige est tombée en si grande