Julien avait écouté de toutes ses oreilles le récit d'André.
—Mais pourtant, dit-il, ces machines ne peuvent pas aller toutes seules. Bien sûr, il y avait quelque part des ouvriers que tu n'as pas vus, et qui les mettaient en mouvement, comme le rémouleur quand il fait tourner sa roue de toutes ses forces.
—Je t'assure, Julien, qu'il n'y avait pas d'ouvriers à remuer les machines, et cependant elles ne s'arrêtaient pas une minute.
—Alors, dit la mère Gertrude gaîment, cela ressemblait à un conte de fées.
—Justement, dit André; en voyant cela je songeais à un conte où l'on parlait d'un vieux château habité par les fées: dans ce château, les portes s'ouvraient et se fermaient toutes seules; à l'intérieur, on entendait de la musique et il n'y avait point de musiciens: les archets des violons couraient sur les cordes et les faisaient chanter sans qu'on pût voir la main qui les poussait.
Julien était plongé dans de grandes réflexions: il cherchait ce qui pouvait mouvoir la machine, car il savait bien qu'il n'y a pas de fées. Le sourire de la mère Gertrude indiquait qu'elle était dans le secret, et ses petits yeux gris qui brillaient à travers ses lunettes semblaient dire à l'enfant:
—Eh bien, Julien, n'avez-vous pas déjà deviné?
—A quoi pensais-je donc: s'écria Julien, c'est la vapeur qui remuait les machines.
—Point du tout, dit André.
Julien demeura confondu. La mère Gertrude souriait de plus en plus malignement.—Eh! eh! Julien, dit-elle, nous avons peut-être des fées à Épinal... Mais en attendant que vous les interrogiez, il faut souper et j'aurais besoin d'un peu d'eau; voulez-vous, Julien, aller bien vite à la fontaine?
L'enfant prit la cruche d'un air préoccupé.
—Surtout, dit la bonne mère Gertrude, ne cassez pas ma cruche, et rappelez-vous que, dans tous les contes, c'est à la fontaine que l'on rencontre les fées.
—Bon! dit aussitôt le petit garçon en sautant de plaisir, vous m'avez fait deviner: c'est l'eau qui doit faire marcher les machines à Épinal.
—Allons, bravo! dit André. C'est l'eau de la Moselle qui passe par dessous l'usine et y fait tourner des roues comme dans un moulin; ces roues en font tourner d'autres, et la machine tout entière se met en mouvement.
—Vous voyez bien, dit la mère Gertrude à Julien, qu'il n'y avait point besoin de bras pour faire tourner les roues. Rappelez-vous, Julien, qu'il y a trois choses principales dont l'homme se sert pour mouvoir ses machines: l'eau, comme dans la papeterie d'Épinal; puis la vapeur et le vent. C'est ce qu'on nomme les forces motrices.
Principales forces motrices.—Les principales forces motrices que l'homme emploie à son service sont d'abord celle des animaux, comme dans le manège qu'un cheval fait tourner, puis celle de l'eau et du vent, comme dans les moulins, et enfin la grande force de la vapeur qui fait mouvoir tant de machines et de locomotives.
—Tu ne sais pas, Julien, reprit André, qui a imaginé la belle machine à faire le papier? On me l'a dit là-bas; c'est un simple ouvrier, un ouvrier papetier nommé Louis Robert. Il avait travaillé depuis son enfance; mais au lieu de faire, comme bien d'autres, sa besogne machinalement, il cherchait à tout comprendre, à s'instruire par tous les moyens, à perfectionner les instruments dont il se servait. C'est ainsi qu'il en vint à inventer cette grande machine que j'ai vue faire tant de travail en si peu de temps.
—Eh bien! André, dit la mère Gertrude, qui apportait en ce moment la soupière fumante, l'histoire du papetier Robert ne vous donne-t-elle pas envie, à vous aussi, de devenir un ouvrier habile dans votre métier?
—Oh! Madame, je ferai bien tout ce que je pourrai pour cela, et le courage ne me manquera ni pour travailler ni pour m'instruire.
—Ni à moi non plus, s'écria Julien.
—Maintenant, mettons-nous à table, dit la mère Gertrude.
XXIV.—La foire d'Épinal.—Les produits de la Lorraine.—Verres, cristaux et glaces.—Les images et les papiers peints.—Les instruments de musique.
On regarde une chose avec plus d'intérêt quand on sait d'où elle vient et qui l'a faite.
—Julien, dit un jour la mère Gertrude, c'est aujourd'hui la foire d'Épinal. Il fait beau temps, et vous n'avez pas de classe: venez avec moi. Nous irons acheter ma provision d'oignons et de châtaignes pour l'année, et nous la rapporterons tous les deux.
Julien, bien content, prit deux sacs sous son bras, Mme Gertrude un panier, et l'on partit pour la foire, en ayant bien soin de se ranger sur les trottoirs, car il passait sans cesse des bestiaux, des voitures et une grande foule de monde.
Les magasins avaient leurs plus beaux étalages: Julien et la mère Gertrude s'arrêtaient de temps en temps pour les regarder. On parcourut ensuite le marché pour se mettre au courant des prix, et après les débats nécessaires on fit les achats: on emplit un sac d'oignons, l'autre de châtaignes, et le panier de pommes.
Mais tout cela était lourd à porter. L'enfant et la bonne vieille avisèrent un banc à l'écart sur une place, et l'on s'assit pour se reposer en mangeant une belle pomme que la marchande avait offerte à Julien.
—Que de choses il y a à la foire! dit Julien, qui était enchanté de sa promenade. Je trouve cela bien amusant de voir tant de monde et tant d'étalages de toute sorte.
—Moi aussi, dit gaîment la mère Gertrude, j'aime à voir la foire bien approvisionnée; cela prouve combien tout le monde travaille dans notre pays de Lorraine, et combien la vieille terre des Vosges est fertile.
Cristaux et glaces.—Le cristal est une sorte de verre très transparent, dur et résonnant sous le doigt, fabriqué avec du sable blanc, de la potasse et du plomb. La première fabrique de cristaux de France se trouve à Baccarat; en Lorraine.—Nous avons aussi en France, à Saint-Gobain (Aisne), la manufacture de glaces la plus célèbre de l'Europe: on y coule des glaces de plus de 3 mètres de haut. A cette manufacture se rattache celle de Cirey, dans la Meurthe.
—Tiens, dit Julien, je n'avais pas songé à cela.
—Eh bien, il faut y songer, Julien. Voyons, dites-moi ce que vous avez remarqué de beau à la foire, et vous allez voir qu'il y a en ce moment à Épinal comme un échantillon des travaux de toute la Lorraine.
—D'abord, dit Julien, je me suis beaucoup amusé à regarder le grand magasin de verrerie; au soleil, cela brillait comme des étoiles. Et puis, la marchande, d'une chiquenaude, faisait sonner si joliment ses verres! «Quel fin cristal! disait-elle, écoutez.» Et en effet, Madame Gertrude, c'était une vraie musique.
—Savez-vous d'où venaient toutes ces verreries, Julien? Savez-vous où l'on a fabriqué les belles glaces d'un seul morceau où tout à l'heure, devant le magasin, nous nous regardions tous les deux, vous, frais et rose comme la jeunesse qui arrive, moi, ridée et tout en double, comme une petite vieille qui s'en va?
Julien réfléchit.—Oh! dit-il, je sais cela, car c'est dans la Meurthe, où je suis né, que ces belles choses se font. Je sais qu'il y a une grande cristallerie à Baccarat.
—Vous voyez qu'on sait travailler en Lorraine; savez-vous pourquoi on fait tant de verreries chez nous?
—Oh!