Discours de la méthode. Рене Декарт. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Рене Декарт
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Математика
Год издания: 0
isbn: 4064066088743
Скачать книгу
de nous notre existence répandue tout entière au dehors; c'est nous retirer de l'univers pour habiter dans notre âme; c'est anéantir toute l'activité des sens pour augmenter celle de la pensée; c'est rassembler en un point toutes les forces de l'esprit; c'est mesurer le temps, non plus par le mouvement et par l'espace, mais par la succession lente ou rapide des idées. Ces méditations, dans Descartes, avoient tourné en habitude7; elles le suivoient partout: dans les voyages, dans les camps, dans les occupations les plus tumultueuses, il avoit toujours un asile prêt où son âme se retiroit au besoin. C'étoit là qu'il appeloit ses idées; elles accouroient en foule: la méditation les faisoit naître, l'esprit géométrique venoit les enchaîner. Dès sa jeunesse il s'étoit avidement attaché aux mathématiques, comme au seul objet qui lui présentoit l'évidence8. C'étoit là que son âme se reposoit de l'inquiétude qui la tourmentoit partout ailleurs. Mais, dégoûté bientôt de spéculations abstraites, le désir de se rapprocher des hommes le rentraînoit à l'étude de la nature. Il se livroit à toutes les sciences: il n'y trouvoit pas la certitude de la géométrie, qu'elle ne doit qu'à la simplicité de son objet; mais il y transportoit du moins la méthode des géomètres. C'est d'elle qu'il apprenoit à fixer toujours le sens des termes, et à n'en abuser jamais; à décomposer l'objet de son étude, à lier les conséquences aux principes; à remonter par l'analyse, à descendre par la synthèse. Ainsi l'esprit géométrique affermissoit sa marche; mais le courage et l'esprit d'indépendance brisoient devant lui les barrières pour lui frayer des routes. Il étoit né avec l'audace qui caractérise le génie; et sans doute les événements dont il avoit été témoin, les grands spectacles de liberté qu'il avoit vus en Allemagne, en Hollande, dans la Hongrie et dans la Bohème, avoient contribué à développer encore en lui cette fierté d'esprit naturelle. Il osa donc concevoir l'idée de s'élever contre les tyrans de la raison. Mais, avant de détruire tous les préjugés qui étoient sur la terre, il falloit commencer par les détruire en lui-même. Comment y parvenir? comment anéantir des formes qui ne sont point notre ouvrage, et qui sont le résultat nécessaire de mille combinaisons faites sans nous? Il falloit, pour ainsi dire, détruire son âme et la refaire. Tant de difficultés n'effrayèrent point Descartes. Je le vois, pendant près de dix ans, luttant contre lui-même pour secouer toutes ses opinions. Il demande compte à ses sens de toutes les idées qu'ils ont portées dans son âme; il examine tous les tableaux de son imagination, et les compare avec les objets réels; il descend dans l'intérieur de ses perceptions, qu'il analyse; il parcourt le dépôt de sa mémoire, et juge tout ce qui y est rassemblé. Partout il poursuit le préjugé, il le chasse de retraite en retraite; son entendement, peuplé auparavant d'opinions et d'idées, devient un désert immense, mais où désormais la vérité peut entrer9.

      Voilà donc la révolution faite dans l'âme de Descartes: voilà ses idées anciennes détruites. Il ne s'agit plus que d'en créer d'autres. Car, pour changer les nations, il ne suffit point d'abattre; il faut reconstruire. Dès ce moment, Descartes ne pense plus qu'à élever une philosophie nouvelle. Tout l'y invite; les exhortations de ses amis, le désir de combler le vide qu'il avoit fait dans ses idées, je ne sais quel instinct qui domine le grand homme, et, plus que tout cela, l'ambition de faire des découvertes dans la nature, pour rendre les hommes moins misérables ou plus heureux. Mais, pour exécuter un pareil dessein, il sentit qu'il falloit se cacher. Hommes du monde, si fiers de votre politesse et de vos avantages, souffrez que je vous dise la vérité; ce n'est jamais parmi vous que l'on fera ni que l'on pensera de grandes choses. Vous polissez l'esprit, mais vous énervez le génie. Qu'a-t-il besoin de vos vains ornements? Sa grandeur fait sa beauté. C'est dans la solitude que l'homme de génie est ce qu'il doit être; c'est là qu'il rassemble toutes les forces de son âme. Auroit-il besoin des hommes? N'a-t-il pas avec lui la nature? et il ne la voit point à travers les petites formes de la société, mais dans sa grandeur primitive, dans sa beauté originale et pure. C'est dans la solitude que toutes les heures laissent une trace, que tous les instants sont représentés par une pensée, que le temps est au sage, et le sage à lui-même. C'est dans la solitude surtout que l'âme a toute la vigueur de l'indépendance. Là elle n'entend point le bruit des chaînes que le despotisme et la superstition secouent sur leurs esclaves: elle est libre comme la pensée de l'homme qui existeroit seul. Cette indépendance, après la vérité, étoit la plus grande passion de Descartes. Ne vous en étonnez point; ces deux passions tiennent l'une à l'autre. La vérité est l'aliment d'une âme fière et libre, tandis que l'esclave n'ose même lever les yeux jusqu'à elle. C'est cet amour de la liberté qui engage Descartes à fuir tous les engagements, à rompre tous les petits liens de société, à renoncer à ces emplois qui ne sont trop souvent que les chaînes de l'orgueil. Il falloit qu'un homme comme lui ne fût qu'à la nature et au genre humain. Descartes ne fut donc ni magistrat, ni militaire, ni homme de cour10. Il consentit à n'être qu'un philosophe, qu'un homme de génie, c'est-à-dire rien aux yeux du peuple. Il renonce même à son pays; il choisit une retraite dans la Hollande. C'est dans le séjour de la liberté qu'il va fonder une philosophie libre. Il dit adieu à ses parents, à ses amis, à sa patrie; il part11. L'amour de la vérité n'est plus dans son coeur un sentiment ordinaire; c'est un sentiment religieux qui élève et remplit son âme. Dieu, la nature, les hommes, voilà quels vont être, le reste de sa vie, les objets de ses pensées. Il se consacre à cette occupation aux pieds des autels. O jour, ô moment remarquable dans l'histoire de l'esprit humain! Je crois voir Descartes, avec le respect dont il étoit pénétré pour la Divinité, entrer dans le temple, et s'y prosterner. Je crois l'entendre dire à Dieu: O Dieu, puisque tu m'as créé, je ne veux point mourir sans avoir médité sur tes ouvrages. Je vais chercher la vérité, si tu l'as mise sur la terre. Je vais me rendre utile à l'homme, puisque je suis homme. Soutiens ma foiblesse, agrandis mon esprit, rends-le digne de la nature et de toi. Si tu permets que j'ajoute à la perfection des hommes, je te rendrai grâce en mourant, et ne me repentirai point d'être né.

      Je m'arrête un moment: l'ouvrage de la nature est achevé. Elle a préparé avant la naissance de Descartes tout ce qui devoit influer sur lui; elle lui a donné les prédécesseurs dont il avoit besoin; elle a jeté dans son sein les semences qui devoient y germer; elle a établi entre son esprit et son âme les rapports nécessaires; elle a fait passer sous ses yeux tous les grands spectacles et du monde physique et du monde moral; elle a rassemblé autour de lui, ou dans lui, tous les ressorts; elle a mis dans sa main tous les instruments: son travail est fini. Ici commence celui de Descartes. Je vais faire l'histoire de ses pensées: on verra une espèce de création; elle embrassera tout ce qui est; elle présentera une machine immense, mue avec peu de ressorts: on y trouvera le grand caractère de la simplicité, l'enchaînement de toutes les parties, et souvent, comme dans la nature physique, un ordre réel caché sous un désordre apparent.

      Je commence par où il a commencé lui-même. Avant de mettre la main à l'édifice, il faut jeter les fondements; il faut creuser jusqu'à la source de la vérité; il faut établir l'évidence, et distinguer son caractère. Nous avons vu Descartes renverser toutes les fausses opinions qui étoient dans son âme; il fait plus, il s'élève à un doute universel12. Celui qui s'est trompé une fois peut se tromper toujours. Aussitôt les cieux, la terre, les figures, les sons, les couleurs, son corps même, et les sens avec lesquels il voyage dans l'univers, tout s'anéantit à ses yeux. Rien n'est assuré, rien n'existe. Dans ce doute général, où trouver un point d'appui? Quelle première vérité servira de base à toutes les vérités? Pour Dieu, cette première vérité est partout. Descartes la trouve dans son doute même. Puisque je doute, je pense; puisque je pense, j'existe. Mais à quelle marque la reconnoît-il? A l'empreinte de l'évidence. Il établit donc pour principe de ne regarder comme vrai que ce qui est évident, c'est-à-dire ce qui est clairement contenu dans l'idée de l'objet qu'il contemple. Tel est ce fameux doute philosophique de Descartes. Tel est le premier pas qu'il fait pour en sortir, et la première