La Jangada. Jules Verne. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Jules Verne
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066088217
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exaspéré, lui jeta des pierres qui l'atteignirent, mais sans lui faire grand mal à cette distance.

      Il fallait pourtant prendre un parti. D'une part, continuer à poursuivre le singe avec si peu de chances de pouvoir l'atteindre, cela devenait insensé; de l'autre, accepter pour définitive cette réplique du hasard à toutes ses combinaisons, être non seulement vaincu, mais déçu et mystifié par un sot animal, c'était désespérant.

      Et cependant, Torrès devait le reconnaître, lorsque la nuit serait venue, le voleur disparaîtrait sans peine, et lui, le volé, serait embarrassé même de retrouver son chemin à travers cette épaisse forêt. En effet, la poursuite l'avait entraîné à plusieurs milles des berges du fleuve, et il lui serait déjà malaisé d'y revenir.

      Torrès hésita, il tâcha de résumer ses idées avec sang-froid, et, finalement, après avoir proféré une dernière imprécation, il allait abandonner toute idée de rentrer en possession de son étui, quand, songeant encore, en dépit de sa volonté, à ce document, à tout cet avenir échafaudé sur l'usage qu'il en comptait faire, il se dit qu'il se devait de tenter un dernier effort.

      Il se releva donc.

      Le guariba se releva aussi.

      Il fit quelques pas en avant.

      Le singe en fit autant en arrière; mais, cette fois, au lieu de s'enfoncer plus profondément dans la forêt, il s'arrêta au pied d'un énorme ficus,—cet arbre dont les échantillons variés sont si nombreux dans tout le bassin du Haut-Amazone.

      Saisir le tronc de ses quatre mains, grimper avec l'agilité d'un clown qui serait un singe, s'accrocher avec sa queue prenante aux premières branches étendues horizontalement à quarante pieds au-dessus du sol, puis se hisser à la cime de l'arbre, jusqu'au point où ses derniers rameaux fléchissaient sous lui, ce ne fut qu'un jeu pour l'agile guariba et l'affaire de quelques instants.

      Là, installé tout à son aise, il continua son repas interrompu en cueillant les fruits qui se trouvaient à la portée de sa main. Certes, Torrès aurait eu, lui aussi, grand besoin de boire et de manger, mais impossible! Sa musette était plate, sa gourde était vide!

      Cependant, au lieu de revenir sur ses pas, il se dirigea vers l'arbre, bien que la situation prise par le singe fût encore plus défavorable pour lui. Il ne pouvait songer un instant à grimper aux branches de ce ficus, que son voleur aurait eu vite fait d'abandonner pour un autre.

      Et toujours l'insaisissable étui de résonner à son oreille!

      Aussi, dans sa fureur, dans sa folie, Torrès apostropha-t-il le guariba. Dire de quelle série d'invectives il le gratifia, serait impossible. N'alla-t-il pas jusqu'à le traiter, non seulement de métis, ce qui est déjà une grave injure dans la bouche d'un Brésilien de race blanche, mais encore de «curiboca», c'est-à-dire de métis, de nègre et d'Indien! Or, de toutes les insultes qu'un homme puisse adresser à un autre, il n'en est certainement pas de plus cruelle sous cette latitude équatoriale.

      Mais le singe, qui n'était qu'un simple quadrumane, se moquait de tout ce qui eût révolté un représentant de l'espèce humaine.

      Alors Torrès recommença à lui jeter des pierres, des morceaux de racines, tout ce qui pouvait lui servir de projectiles. Avait-il donc l'espoir de blesser grièvement le singe? Non! Il ne savait plus ce qu'il faisait. À vrai dire, la rage de son impuissance lui ôtait toute raison. Peut-être espéra-t-il un instant que, dans un mouvement que ferait le guariba pour passer d'une branche à une autre, l'étui lui échapperait, voire même que, pour ne pas demeurer en reste avec son agresseur, il s'aviserait de le lui lancer à la tête! Mais non! Le singe tenait à conserver l'étui, et tout en le serrant d'une main, il lui en restait encore trois pour se mouvoir.

      Torrès, désespéré, allait définitivement abandonner la partie et revenir vers l'Amazone, lorsqu'un bruit de voix se fit entendre. Oui! un bruit de voix humaines.

      On parlait à une vingtaine de pas de l'endroit où s'était arrêté le capitaine des bois.

      Le premier soin de Torrès fut de se cacher dans un épais fourré. En homme prudent, il ne voulait pas se montrer, sans savoir au moins à qui il pouvait avoir affaire.

      Palpitant, très intrigué, l'oreille tendue, il attendait, lorsque tout à coup retentit la détonation d'une arme à feu.

      Un cri lui succéda, et le singe, mortellement frappé tomba lourdement sur le sol, tenant toujours l'étui de Torrès.

      «Par le diable! s'écria celui-ci, voilà pourtant une balle qui est arrivée à propos!»

      Et cette fois, sans s'inquiéter d'être vu, il sortait du fourré, lorsque deux jeunes gens apparurent sous les arbres.

      C'étaient des Brésiliens, vêtus en chasseurs, bottes de cuir, chapeau léger de fibres de palmier, veste ou plutôt vareuse, serrée à la ceinture et plus commode que le puncho national. À leurs traits, à leur teint, on eût facilement reconnu qu'ils étaient de sang portugais.

      Chacun d'eux était armé d'un de ces longs fusils de fabrication espagnole, qui rappellent un peu les armes arabes, fusils à longue portée, d'une assez grande justesse, et que les habitués de ces forêts du Haut-Amazone manoeuvrent avec succès.

      Ce qui venait de se passer en était la preuve. À une distance oblique de plus de quatre-vingts pas, le quadrumane avait été frappé d'une balle en pleine tête.

      En outre, les deux jeunes gens portaient à la ceinture une sorte de couteau-poignard, qui a nom «foca» au Brésil, et dont les chasseurs n'hésitent pas à se servir pour attaquer l'onça et autres fauves, sinon très redoutables, du moins assez nombreux dans ces forêts.

      Évidemment Torrès n'avait rien à craindre de cette rencontre, et il continua de courir vers le corps du singe.

      Mais les jeunes gens, qui s'avançaient dans la même direction, avaient moins de chemin à faire, et, s'étant rapprochés de quelques pas, ils se trouvèrent en face de Torrès.

      Celui-ci avait recouvré sa présence d'esprit.

      «Grand merci messieurs, leur dit-il gaiement en soulevant le bord de son chapeau. Vous venez de me rendre, en tuant ce méchant animal, un grand service!»

      Les chasseurs se regardèrent d'abord, ne comprenant pas ce qui leur valait ces remerciements.

      Torrès, en quelques mots, les mit au courant de la situation.

      «Vous croyez n'avoir tué qu'un singe, leur dit-il, et, en réalité, vous avez tué un voleur!

      Si nous vous avons été utiles, répondit le plus jeune des deux, c'est, à coup sûr, sans nous en douter; mais nous n'en sommes pas moins très heureux de vous avoir été bons à quelque chose.»

      Et, ayant fait quelques pas en arrière, il se pencha sur le guariba; puis, non sans effort, il retira l'étui de sa main encore crispée.

      «Voilà sans doute, dit-il, ce qui vous appartient, monsieur?

      —C'est cela même», répondit Torrès, qui prit vivement l'étui, et ne put retenir un énorme soupir de soulagement.

      «Qui dois-je remercier, messieurs, dit-il, pour le service qui vient de m'être rendu?

      —Mon ami Manoel, médecin aide-major dans l'armée brésilienne, répondit le jeune homme.

      —Si c'est moi qui ai tiré ce singe, fit observer Manoel, c'est toi qui me l'as fait voir, mon cher Benito.

      —Dans ce cas, messieurs, répliqua Torrès, c'est à vous deux que j'ai cette obligation, aussi bien à monsieur Manoel qu'à monsieur…?

      Benito Garral», répondit Manoel.

      Il fallut au capitaine des bois une grande force sur lui-même pour ne pas tressaillir en entendant ce nom, et surtout lorsque le jeune homme ajouta obligeamment:

      «La ferme de mon