«Tu n’es pas vraiment le seul célibataire à cette table… Ou alors je ne compte pas? l’avait corrigé Lucy, une jeune femme blonde aux courbes généreuses. Mais contrairement à toi, je continue ma route, malgré tout… Elle avait insisté sur les deux derniers mots, comme pour faire comprendre à quoi, ou plutôt à qui, elle voulait faire allusion avec ce “malgré tout”.
–J'imagine, je n’ai jamais eu aucun doute à ce sujet!» lui avait répondu l’homme ironique.
Une grimace de déception était apparue sur le visage de la jeune femme: «C’est toujours mieux que de pleurer sur son sort!»
Loreley avait difficilement retenu un rire. Cette Lucy s’amusait à le titiller chaque fois qu’elle en avait l’occasion et il répliquait du mieux qu’il pouvait, eut égard au fait qu’il n’était habituellement pas du genre à se montrer irrévérencieux avec les femmes. C’est pour cette raison que la jeune femme transformait tous leurs échanges en querelles. C’était devenu un rituel désormais, le seul moyen de communication entre eux, au point que s’ils avaient changé cette coutume, Loreley en aurait été stupéfaite et peut-être un peu déçue aussi.
Quand il avait vu Lucy s’éloigner de la table pour aller danser, l’attention de l’homme s’était reportée sur elle, qui lui avait ensuite tenu compagnie avec quelques after dinner, oubliant de ne pas mélanger analgésiques et alcool.
Durant ces derniers jours frénétiques passés à aider Ester pour les préparatifs du mariage et à discuter du cas Desmond avec son chef, sa douleur à la nuque ne lui avait laissé aucun répit. La cerise sur le gâteau était arrivée deux jours avant les noces: son compagnon l'avait appelée de Los Angeles pour l’informer, comme si c’était sans importance, qu’il ne pourrait pas l’accompagner au mariage. La dispute que cela avait provoqué avait accentué la migraine, l’obligeant à recourir souvent aux médicaments.
Il restait un gouffre obscur dans son esprit, entre le moment où les mariés avaient quitté le restaurant, suivis par les joyeux souhaits de bonheur, et celui où elle s’était réveillée en pleine nuit dans une chambre dans les étages supérieurs de l’hôtel. Un trou fait de flashs où elle se voyait nue et accrochée à un homme à la peau bronzée qui, du poids de son corps, l’écrasait sur le lit en la caressant et en l’embrassant.
Ensuite, le noir absolu.
Lui de nouveau, qui en roulant sur lui-même la porte sur lui, à califourchon. Elle se remémorait ses yeux félins qui présageaient la passion, et ses lèvres au sourire espiègle qui l’invitaient à se laisser aller à tout désir inexprimé.
Le noir total encore, suivi d’un réveil confus… Et de l’inavouable réalité.
2
Que se passerait-il quand John serait rentré à la maison? Était-il vraiment indispensable de lui avouer quelque chose dont elle ne savait même pas comment c’était arrivé? La sincérité à tout prix était-elle essentielle pour maintenir la vie en commun de la meilleure des façons possibles?
Questions qui revinrent la tourmenter alors qu’elle conduisait dans le trafic de Manhattan. Questions qui instillaient des doutes qu’elle n’avait jamais eus avant, altérant ses quelques certitudes. Elle n’avait que vingt-huit ans après tout, et trop peu d’expérience des relations de couple pour être sûre d’avoir les bonnes réponses.
Le son de son portable attira son attention. Elle appuya sur une touche sur le tableau de bord et activa le haut-parleur.
«Salut Loreley, comment tu vas?
–Davide! dit-elle d’un ton réjoui. Quel plaisir. Ça fait un moment que tu ne donnes plus de tes nouvelles.
–Oui, c’est vrai, mais tu aurais pu m’appeler aussi.
–J’ai été très occupée, tu sais. Et le mariage de Hans m’a ôté toute énergie. Et aussi l’envie de me marier, si John me le demande un jour.
Elle entendit un rire bref à l’autre bout du fil.
–Toujours cette même vieille histoire du renard qui n’arrive pas à atteindre les raisins…
–Ne te moque pas de moi! Tu as quelque chose à me raconter plutôt?
–Oui… Il y a quelque chose…
–Ne fais pas traîner en longueur!
–C’est une chose sérieuse et je préfère t’en parler en personne, si ça ne te dérange pas…
–D’accord, j'aimerais aussi qu'on passe du temps ensemble.
–Si tu es libre, on peut se voir demain après-midi, chez toi.
–On dit trois heures?
–À trois heures.»
Loreley termina la conversation en se souvenant avec nostalgie du visage délicat et souriant de Davide. Les journées passées avec lui lui manquaient, surtout à l’époque de l’université, ainsi que les beaux moments insouciants qu’il lui avait offerts.
Tout passe et comme souvent, les plus belles choses sont celles qui durent le moins.
Elle écrasa la pédale de frein et jura en serrant le volant de ses mains: la voiture devant elle avait ralenti d’un coup et elle avait évité la collision d’un cheveu.
Quelle imbécile je fais! Habituellement, elle respectait la distance de sécurité. Elle resta immobile un instant, respira profondément et repartit dès qu’elle entendit les klaxons des voitures derrière elle.
Toujours tous pressés! Elle regrettait parfois sa bien-aimée Zurich, son ordre et son calme. Si différente de la palpitante et frénétique New York.
Une légère pluie commença à tambouriner sur le pare-brise. Elle soupira: elle avait oublié de prendre son parapluie. Elle savait pourtant bien que le temps était imprévisible en octobre.
L’après-midi suivant, vêtue d’une simple paire de jeans et d’une chemise des mêmes tissu et couleur, Loreley sortit de la maison. Son ami Davide l’attendait devant la porte.
Dès qu’elle fut proche de lui, elle lui jeta les bras autour du cou et ne le laissa pas s’éloigner durant plusieurs secondes.
«Quel enthousiasme! s’exclama-t-il en l'enlaçant à son tour.
–On ne s’est jamais perdus de vue pendant aussi longtemps, se défendit-elle en s’écartant. Où voudrais-tu aller?
–Il fait ensoleillé aujourd’hui, on pourrait se promener un peu.
–D’accord!»
Loreley ajusta son sac à bandoulière sur son épaule et le prit par la main, mais elle s’arrêta au bout de quelques pas.
«Attention à toi si tu mets la main au portefeuille! lui dit-elle en levant l’index. Cette fois, c’est mon tour, compris?
–Quel effort pour quelqu’un comme toi!
–Qu’est-ce que tu veux insinuer? lui demanda-t-elle, les mains sur les hanches.
–Tes parents sont… Ils ne s’en sortent pas mal, disons.
–Ils sont riches, tu peux le dire. Mais ça n’a rien à voir avec moi.
–Je sais, Loreley, ne t’énerve pas. Je plaisantais.
–Laissons tomber cette conversation et allons nous détendre un peu. Quoi que tu veuilles faire, ça me convient.»
Davide ne voulut rien faire d’exceptionnel. Ils abandonnèrent la voiture et allèrent se promener au Corona Park. En cette journée d’automne, le parc était peu fréquenté et immergé