Il n'en crut rien; mais, le saluant le plus poliment que je pus, je l'abandonnai à ses folles illusions.
Non, le Dauphiné n'est pas aussi beau que la Suisse, car aucune région du globe ne peut rivaliser avec ce petit coin de terre où la nature semble avoir pris plaisir à réunir toutes ses plus surprenantes beautés, mais le Dauphiné est la plus belle partie de la France; il l'emporte de beaucoup sur le Jura et sur les Pyrénées, il l'emporte même sur l'Auvergne et le Velay qui ont cependant un caractère plus accentué, plus original, plus saisissant. Il possède une grande vallée et des gorges que la Suisse elle-même pourrait lui envier; quelques-uns de ses glaciers étonnent par leur magnificence et par leur étendue les touristes qui reviennent de l'Oberland bernois ou de Chamonix. Si les versants de ses montagnes sont parfois trop arides, trop dépouillés, les forêts qu'ils ont heureusement conservées peuvent encore montrer des arbres merveilleux de force, d'élévation, de couleur; il donne naissance à de grandes rivières dont les affluents forment dans leurs vallées d'admirables cascades; ses eaux minérales guérissent ou soulagent un nombre considérable de maladies; le poisson et le gibier y abondent; son sol recèle des mines qui enrichiront un jour une population plus industrieuse et plus éclairée; ses principales sommités présentent à ceux qui les gravissent d'immenses et splendides panoramas; son ciel a parfois déjà les teintes chaudes de latitudes plus méridionales; enfin sa plus haute cime, voisine du Pelvoux, le point culminant de la France entière, atteint quatre mille cent mètres au-dessus du niveau de la mer.
Le Mont-Aiguille vu de Clelles.—Dessin de Daubigny d'après M. A. Muston.
Si cette grande et belle province de l'ancienne France, presque rivale de la Suisse et de la Savoie, supérieure à tous égards aux Pyrénées, est beaucoup moins connue et surtout plus rarement visitée, c'est, il faut le dire, la faute de ses habitants. Non-seulement les Dauphinois n'avaient jamais rien su faire, ni livres, ni chemins, pas même des auberges, pour attirer et retenir les étrangers dans leur pays (c'est à peine s'ils ont le sentiment de sa beauté), mais ils ne font même rien pour s'y plaire eux-mêmes. La plupart des familles nobles et riches y habitent des masures à demi ruinées, dont les prétendus parcs ressemblent à des vergers de fermes mal entretenus. Cet abandon, dans lequel on laisse les maisons décorées du nom de châteaux, frappent au premier aspect les observateurs les plus superficiels. Où la propreté la plus vulgaire manque complétement, il serait insensé de chercher le confortable. Les cours, les corridors, les escaliers de la moitié au moins des maisons de Grenoble étaient encore en 1860 des dépôts publics d'immondices. Cet état de choses qui indigne les étrangers, la population ne le voit pas, ne le sent pas; elle s'y est accoutumée. Les habitants des villes, à plus forte raison les paysans, n'ont guère plus de soin de leur personne que de leurs demeures. Il y a sans doute des exceptions, et de nombreuses, mais ces trop justes reproches s'adressent à l'immense majorité. Entrez-vous dans une auberge? vous avez peine, si affamé que vous soyez, à vaincre la répugnance que vous inspirent l'aspect et l'odeur de la salle où l'on vous introduit. Avant la découverte de la poudre insecticide, dont l'inventeur est un Dauphinois, et dont l'usage n'est pas encore assez répandu, tous les lits étaient de véritables ménageries. Montez-vous dans une voiture? les coussins sont déchirés, les vitres cassées, les portières brisées; heureux surtout si vous n'avez pas pris une place de coupé, car trois rustres, puants et grossiers, viennent s'asseoir devant les ouvertures par lesquelles vous espériez admirer le paysage, et, non contents de vous priver d'air et de lumière, vous envoient au visage.... la fumée de leur mauvais tabac. L'incurie des administrations est encore plus inconcevable que l'apathie des habitants; je n'en citerai qu'un exemple; il suffira. À six kilomètres de Grenoble, se trouve, sur la rive gauche de l'Isère, un village qui doit sa réputation aux fromages qu'il ne fabrique pas, et aux curiosités naturelles qu'il a le bonheur de posséder sur son territoire. C'est Sassenage. Ces curiosités vraiment belles,—des Cuves, c'est-à-dire des grottes d'où sort un torrent, des cascades et de beaux points de vue,—y attirent chaque année un grand nombre de Dauphinois et d'étrangers, qui enrichissent, ou du moins qui aident à vivre par leurs dépenses, une partie de la population. Eh bien! le croirait-on? la commune de Sassenage n'a jamais eu l'idée de faire quoi que ce soit dans son intérêt pour faciliter aux visiteurs l'accès des Cuves. Le sentier de la rive droite du Furon est d'une roideur désespérante; celui de la rive gauche devient tellement impraticable que les chèvres hésiteraient à y passer. D'ailleurs, aucun pont ne réunit les deux rives du Furon et du torrent qui sort des Cuves. Des enfants vous apportent, il est vrai, des planches qu'ils jettent devant vous sur les cours d'eau, mais ces planches sont étroites, mal consolidées, humides, glissantes; il est presque dangereux de s'y aventurer. La belle cascade du Furon reste invisible pour ceux qui ne risquent pas leur vie sur le sentier de la rive gauche. Personne à Sassenage n'a eu l'esprit et la prévoyance de couper les branches des arbustes qui la dérobent aux regards. Nulle part, en Europe, on ne trouverait, en vérité, des populations et des administrations plus insouciantes. J'ai raconté, peut-être un peu trop longuement, mon ascension de Belledonne, mais les détails dans lesquels je suis entré avaient pour but de montrer combien il est pénible, impossible même de voyager actuellement encore dans le Dauphiné. En effet, on y manque de livres, de moyens de transport, de guides, d'auberges, de mulets, de provisions, de propreté, en un mot, de tout ce que l'on trouve surabondamment en Suisse, et même dans certaines parties de la Savoie et des Pyrénées.
Pontaix.—Dessin de Karl Girardet d'après M. A. Muston.
Les livres ne tarderont pas à venir. Ils sont déjà venus, grâce aux chemins de fer. Les publications à l'usage des voyageurs, si rares autrefois, abondent déjà aujourd'hui. La Revue des Alpes, fondée par M. Maisonville, imprimeur libraire, l'Écho du Dauphiné et du Vivarais, publié par M. Merle, et qui se décidera bientôt à s'occuper des deux belles provinces dont il a pris les noms pour se faire un titre, les excellents itinéraires de M. Antonin Macé3, les guides aux Sept-Laux et à la Grande Chartreuse de M. Jules Taulier, les travaux géologiques de M. Lory, les remarquables monographies de MM. Aristide Albert et Roussillon sur l'Oisans, ont déjà appelé l'attention publique sur les principales curiosités du Dauphiné. Les belles photographies de M. Baldus, de Paris, et de MM. Muzet et Bajat, de Grenoble, ont produit des résultats aussi heureux pour les contrées qu'elles reproduisent que pour leurs habiles et consciencieux éditeurs. Enfin, en attendant la publication de l'Itinéraire du Dauphiné et des Alpes maritimes
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