LE PAIN. Bravo! bravo!… La Chatte a raison!…
LA CHATTE. Écoutez-moi… Nous tous ici présents, animaux, choses et éléments, nous possédons une âme que l’homme ne connaît pas encore. C’est pourquoi nous gardons un reste d’indépendance; mais, s’il trouve l’Oiseau Bleu, il saura tout, il verra tout, et nous serons complètement à sa merci… C’est ce que vient de m’apprendre ma vieille amie la Nuit, qui est en même temps la gardienne des mystères de la Vie… Il est donc de notre intérêt d’empêcher à tout prix qu’on ne trouve cet oiseau, fallût-il aller jusqu’à mettre en péril la vie même des enfants29…
LE CHIEN [indigné]. Que dit-elle, celle-là?… Répète un peu que j’entende bien ce que c’est?
LE PAIN. Silence!… Vous n’avez pas la parole!… Je préside l’assemblée…
LE FEU. Qui vous a nommé président?…
L’EAU [au Feu]. Silence!… De quoi vous mêlezvous?…
LE FEU. Je me mêle de ce qu’il faut… Je n’ai pas d’observations à recevoir de vous…
LE SUCRE [conciliant]. Permettez… Ne nous querellons point…30 L’heure est grave… Il s’agit avant tout de s’entendre sur les mesures à prendre…
LE PAIN. Je partage entièrement l’avis du Sucre et de la Chatte…
LE CHIEN. C’est idiot!… Il y a l’Homme, voilà tout!… Il faut lui obéir et faire tout ce qu’il veut!… Il n’y a que ça de vrai… Je ne connais que lui!… Vive l’Homme!… À la vie, à la mort, tout pour l’Homme!… l’Homme est dieu!…
LE PAIN. Je partage entièrement l’avis du Chien.
LA CHATTE [au Chien]. Mais on donne ses raisons…
LE CHIEN. Il n’y a pas de raisons!… J’aime ’Homme, ça suffit!… Si vous faites quelque chose contre lui, je vous étranglerai d’abord et j’irai tout lui révéler…
LE SUCRE [intervenant avec douceur]. Permettez… N’aigrissons pas la discussion… D’un certain point de vue, vous avez raison, l’un et l’autre… Il y a le pour et le contre…31
LE PAIN. Je partage entièrement l’avis du Sucre!…
LA CHATTE. Est-ce que tous ici, l’Eau, le Feu, et vous-mêmes le Pain et le Chien, nous ne sommes pas victimes d’une tyrannie sans nom?… Rappelezvous le temps où, avant la venue du despote, nous errions librement sur la face de la Terre… l’Eau et le Feu étaient les seuls maîtres du monde; et voyez ce qu’ils sont devenus!… Quant à nous, les chétifs descendants des grands fauves… Attention!… N’ayons l’air de rien… Je vois s’avancer la Fée et la Lumière… La Lumière s’est mise du parti de l’Homme; c’est notre pire ennemie… Les voici…
[Entrent à droite, la Fée et la Lumière, suivies de Tyltyl et de Mytyl.]
LA FÉE. Eh bien?… qu’est-ce que c’est?… Que faites-vous dans ce coin?… Vous avez l’air de conspirer…32 Il est temps de se mettre en route… Je viens de décider que la Lumière sera votre chef… Vous lui obéirez tous comme à moi-même et je lui confie ma baguète… Les enfants visiteront ce soir leurs grandparents qui sont morts… Vous ne les accompagnerez pas, par discrétion33… Ils passeront la soirée au sein de leur famille décédée… Pendant ce temps, vous préparerez tout ce qu’il faut pour l’étape de demain, qui sera longue… Allons, debout, en route et chacun à son poste!…
LA CHATTE [hypocritement]. C’est tout juste ce que je leur disais, Madame la Fée… Je les exhortais à remplir consciencieusement et courageusement tout leur devoir; malheureusement, le Chien qui ne cessait de m’interrompre…
LE CHIEN. Que dit-elle?… Attends un peu!…
[Il va bondir sur la chatte, mais Tyltyl, qui a prévenu son mouvement, l’arrête d’un geste menaçant.]
TYLTYL. À bas, Tylô!… Prends garde; et s’il t’arrive encore une seul fois de…
LE CHIEN. Mon petit dieu, tu ne sais pas, c’est elle qui…
TYLTYL [le menaçant.] Tais-toi!…
LA FÉE. Voyons, finissons-en… Que le Pain, ce soir, remette la cage à Tyltyl… Il est possible que l’Oiseau Bleu se cache dans le Passé, chez les grands-parents… En tout cas, c’est une chance qu’il convient de ne point négliger… Eh bien, le Pain, cette cage?…
LE PAIN [solennel]. Un instant, s’il vous plaît, Madame la Fée… [Comme un orateur qui prend la parole.] Vous tous, soyez temoins que cette cage d’argent qui me fut confiée par…
LA FÉE [l’interrompant]. Assez!… Pas de phrases… Nous sortirons par là, tandis que les enfants sortiront par ici…
TYLTYL [avec inquiet]. Nous sortirons tout seuls?…
MYTYL. J’ai faim!…
TYLTYL. Moi aussi!…
LA FÉE [au Pain]. Ouvre ta robe turque et donne leur une tranche de ton bon ventre.
[Le Pain ouvre sa robe, tire son cimeterre et coupe, à même son gros ventre34, deux tartines qu’il offre aux enfants.]
LE SUCRE [s’approchant des enfants]. Permettezmoi de vous offrir en même temps quelques sucres d’orge… [Il casse un à un les cinq doigts de sa main gauche et les leur présente.]
MYTYL. Qu’est-ce qu’il fait?… Il casse tous ses doigts…
LE SUCRE [engageant]. Goûtez-les, ils sont excelents… C’est de vrais sucres d’orge…
MYTYL [suçant un des doigts]. Dieu qu’il est bon!… Est-ce que tu en as beaucoup?…
LE SUCRE [modeste]. Mais oui, tant que je veux…
MYTYL. Est-ce que ça te fait mal quand tu les casses ainsi?…
LE SUCRE. Pas du tout… Au contraire; c’est très avantageux, ils repoussent tout de suite, et de cette façon, j’ai toujours des doigts propres et neufs…
LA FÉE. Voyons, mes enfants, ne mangez pas trop de sucre. N’oubliez pas que vous souperez tout à l’heure chez vos grands-parents…
TYLTYL. Ils sont ici?…
LA FÉE. Vous allez les voir à l’instant…
TYLTYL. Comment les verrons-nous, puisqu’ils sont morts?…
LA FÉE. Comment seraient-ils morts puisqu’ils vivent dans votre souvenir?… Les hommes ne savent pas ce secret parce qu’ils savent bien peu de chose; au lieu que toi, grâce au Diamant, tu vas voir que les morts dont on se souvient sont aussi heureux que s’ils n’étaient point morts…
TYLTYL. La Lumière vient avec nous?…
LA LUMIÈRE. Non, il est plus convenable que cela se passe en famille… J’attendrai ici près pour ne point paraître indiscrète… Ils ne m’ont pas invitée.
TYLTYL. Par où faut-il aller?…
LA FÉE. Par là… Vous êtes au seuil du Pays du Souvenir. Dès que tu auras tourné le Diamant, tu verras un gros arbre muni d’un écriteau, qui te montrera que tu es arrivé…