Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке. Альбер Камю. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Альбер Камю
Издательство: КАРО
Серия: Littérature classique (Каро)
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 1944
isbn: 978-5-9925-0586-3
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de la salle, s’ouvre un vaste espace libre nommé promenoir, en raison du fait que pas une des cinq cents personnes qui s’y trouvent ne saurait tirer son mouchoir sans provoquer de graves accidents[13]. Dans cette caisse rectangulaire respirent un millier d’hommes et deux ou trois femmes – de celles qui, selon mon voisin, tiennent toujours «à se faire remarquer». Tout le monde sue férocement. En attendant les combats d’ «espoirs», un gigantesque pick-up broie du Tino Rossi. C’est la romance avant le meurtre.

      La patience d’un véritable amateur est sans limites. La réunion annoncée pour vingt et une heures n’est pas encore commencée à vingt et une heure trente, et personne n’a protesté. Le printemps est chaud, l'odeur d’une humanité en manches de chemise[14] exaltante. On discute ferme parmi les éclatements périodiques des bouchons de limonade et l’inlassable lamentation du chanteur corse. Quelques nouveaux arrivants sont encastrés dans le public, quand un projecteur fait pleuvoir une lumière aveuglante sur le ring. Les combats d’espoirs commencent.

      Les espoirs, ou débutants, qui combattent pour le plaisir, ont toujours à cœur de le prouver en se massacrant d’urgence, au mépris de toute technique. Ils n’ont jamais pu durer plus de trois rounds. Le héros de la soirée à cet égard est le jeune «Kid Avion» qui, pour l’ordinaire, vend des billets de loterie aux terrasses des cafés. Son adversaire, en effet, a capoté malencontreusement hors du ring, au début du deuxième round, sous le choc d’un poing manié comme une hélice.

      La foule s’est un peu animée, mais c’est encore une politesse. Elle respire avec gravité l’odeur sacrée de l’embrocation. Elle contemple ces successions de rites lents et de sacrifices désordonnés, rendus plus authentiques encore par les dessins propitiatoires, sur la blancheur du mur, des ombres combattantes. Ce sont les prologues cérémonieux d’une religion sauvage et calculée. La transe ne viendra que plus tard.

      Et, justement, le pick-up annonce Amar, «le coriace Oranais qui n’a pas désarmé», contre Pérez, «le puncheur algérois»[15]. Un profane interpréterait mal les hurlements qui accueillent la présentation des boxeurs sur le ring. Il imaginerait quelque combat sensationnel où les boxeurs auraient à vider une querelle personnelle, connue du public[16]. Au vrai, c'est bien une querelle qu’ils vont vider. Mais il s’agit de celle qui, depuis cent ans, divise mortellement Alger et Oran. Avec un peu de recul dans les siècles, ces deux villes nord-africaines se seraient déjà saignées à blanc[17], comme le firent Pise et Florence en des temps plus heureux. Leur rivalité est d’autant plus forte qu’elle ne tient sans doute à rien. Ayant toutes les raisons de s’aimer, elles se détestent en proportion. Les Oranais accusent les Algérois de «chiqué». Les Algérois laissent entendre que les Oranais n'ont pas l’usage du monde[18]. Ce sont là des injures plus sanglantes qu’il n’apparaît, parce qu’elles sont métaphysiques. Et faute de pouvoir s’assiéger, Oran et Alger se rejoignent, luttent et s’injurient sur le terrain du sport, des statistiques et des grands travaux.

      C’est donc une page d’histoire qui se déroule sur le ring. Et le coriace Oranais, soutenu par un millier de voix hurlantes, défend contre Pérez une manière de vivre et l’orgueil d’une province. La vérité oblige à dire qu’Amar mène mal sa discussion. Son plaidoyer a un vice de forme: il manque d’allonge. Celui du puncheur algérois, au contraire, a la longueur voulue. Il porte avec persuasion sur l’arcade sourcilière[19] de son contradicteur. L’Oranais pavoise magnifiquement, au milieu des vociférations d’un public déchaîné. Malgré les encouragements répétés de la galerie et de mon voisin, malgré les intrépides «Crève-le», «Donne-lui de l'orge»[20], les insidieux «Coup bas», «Oh! l’arbitre, il a rien vu», les optimistes «Il est pompé», «Il en peut plus», l’Algérois est proclamé vainqueur aux points[21] sous d’interminables huées. Mon voisin, qui parle volontiers d’esprit sportif, applaudit ostensiblement, dans le temps où il me glisse d’une voix éteinte par tant de cris: «Comme ça, il ne pourra pas dire là-bas que les Oranais sont des sauvages.»

      Mais, dans la salle, des combats que le programme ne comportait pas ont déjà éclaté. Des chaises sont brandies, la police se fraye un chemin, l’exaltation est à son comble. Pour calmer ces bons esprits et contribuer au retour du silence, la «direction», sans perdre un instant, charge le pick-up de vociférer Sambre-et-Meuse. Pendant quelques minutes, la salle a grande allure. Des grappes confuses de combattants et d’arbitres bénévoles oscillent sous des poignes d’agents, la galerie exulte et réclame la suite par le moyen de cris sauvages, de cocoricos ou de miaulements farceurs noyés dans le fleuve irrésistible de la musique militaire.

      Mais il suffit de l’annonce du grand combat pour que le calme revienne. Cela se fait brusquement, sans fioritures, comme des acteurs quittent le plateau, une fois la pièce finie. Avec le plus grand naturel, les chapeaux sont époussetés, les chaises rangées, et tous les visages revêtent sans transition l’expression bienveillante du spectateur honnête qui a payé sa place pour assister à un concert de famille.

      Le dernier combat oppose un champion français de la marine à un boxeur oranais. Cette fois, la différence d’allonge est au profit de ce dernier. Mais ses avantages, pendant les premiers rounds, ne remuent pas la foule. Elle cuve son excitation, elle se remet. Son souffle est encore court. Si elle applaudit, la passion n’y est pas. Elle siffle sans animosité. La salle se partage en deux camps, il le faut bien pour la bonne règle. Mais le choix de chacun obéit à cette indifférence qui suit les grandes fatigues. Si le Français «tient», si l’Oranais oublie qu’on n’attaque pas avec la tête, le boxeur est courbé par une bordée de sifflets, mais aussitôt redressé par une salve d’applaudissements. Il faut arriver au septième round pour que le sport revienne à la surface, dans le même temps où les vrais amateurs commencent à émerger de leur fatigue. Le Français, en effet, est allé au tapis et, désireux de regagner des points, s’est rué sur son adversaire. «Ça y est, a dit mon voisin, ça va être la corrida.» En effet, c’est la corrida. Couverts de sueur sous l’éclairage implacable, les deux boxeurs ouvrent leur garde, tapent en fermant les yeux, poussent des épaules et des genoux, échangent leur sang et reniflent de fureur. Du même coup, la salle s’est dressée et scande les efforts de ses deux héros. Elle reçoit les coups, les rend, les fait retentir en mille voix sourdes et haletantes. Les mêmes qui avaient choisi leur favori dans l’indifférence se tiennent dans leur choix par entêtement, et s’y passionnent. Toutes les dix secondes, un cri de mon voisin pénètre dans mon oreille droite: «Vas-y, col bleu[22], allez, marine!» pendant qu’un spectateur devant nous hurle à l’Oranais: «Anda! hombre!»[23] L’homme et le col bleu y vont et, avec eux, dans ce temple de chaux, de tôle et de ciment, une salle tout entière livrée à des dieux au front bas. Chaque coup qui sonne mat sur les pectoraux luisants retentit en vibrations énormes dans le corps même de la foule qui fournit avec les boxeurs son dernier effort.

      Dans cette atmosphère, le match nul[24] est mal accueilli. Il contrarie dans le public, en effet, une sensibilité toute manichéenne. Il y a le bien et le mal, le vainqueur et le vaincu. Il faut avoir raison si l’on n’a pas tort. La conclusion de cette logique impeccable est immédiatement fournie par deux mille poumons énergiques qui accusent les juges d’être vendus, ou achetés. Mais le col bleu est allé embrasser son adversaire sur le ring et boit sa sueur fraternelle. Cela suffit pour que la salle, immédiatement retournée, éclate en applaudissements. Mon voisin a raison: ce ne sont pas des sauvages.

      La foule qui s’écoule au-dehors, sous un ciel plein de silence et d’étoiles, vient de livrer le plus épuisant des combats. Elle se tait, disparaît furtivement, sans forces pour l’exégèse. Il y a le bien


<p>13</p>

en raison du fait que pas une des cinq cents personnes qui s’y trouvent ne saurait tirer son mouchoir sans provoquer des graves accidents – по причине того, что ни один из пятисот присутствующих здесь человек не смог бы расстроиться (из-за поражения), не причиняя значительных повреждений

<p>14</p>

en manches de chemise – без пиджака, в рубашке ни один из пятисот присутствующих здесь человек не смог бы расстроиться (из-за поражения), не причиняя значительных повреждений

<p>15</p>

le puncheur – боксёр, обладающий сильным ударом

<p>16</p>

où les boxeurs auraient à vider une querelle personnelle, connue du public – где боксёры должны бы были положить конец личной распре

<p>17</p>

ces deux villes nord-africaines se seraient déjà saignées à blanc – эти два североафриканских города уже как-то обескровливали друг друга

<p>18</p>

l’usage du monde – знание света

<p>19</p>

une arcade sourcilière – надбровная дуга

<p>20</p>

Donne-lui de l’orge – Всыпь ему

<p>21</p>

un vainqueur aux points – победитель по очкам

<p>22</p>

un col-bleu – матрос

<p>23</p>

Anda! hombre! – (исп.) Давай, приятель!

<p>24</p>

un match nul – ничья