Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке. Альбер Камю. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Альбер Камю
Издательство: КАРО
Серия: Littérature classique (Каро)
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 1944
isbn: 978-5-9925-0586-3
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s>Cet essai date de 1939. Le lecteur devra s’en souvenir pour juger de ce que pourrait être l’Oran d’aujourd’hui. Des protestations passionnées venues de cette belle ville m’assurent en effet qu’il a été (ou sera) porté remède à toutes les imperfections. Les beautés que cet essai exalte, au contraire, ont été jalousement protégées. Cité heureuse et réaliste, Oran désormais n’a plus besoin d’écrivains: elle attend des touristes.

(1953.)

      à Pierre Galindo

      Il n’y a plus de déserts. Il n’y a plus d’îles. Le besoin pourtant s’en fait sentir. Pour comprendre le monde, il faut parfois se détourner; pour mieux servir les hommes, les tenir un moment à distance. Mais où trouver la solitude nécessaire à la force, la longue respiration où l’esprit se rassemble et le courage se mesure? Il reste les grandes villes. Simplement, il y faut encore des conditions.

      Les villes que l’Europe nous offre sont trop pleines des rumeurs du passé. Une oreille exercée peut y percevoir des bruits d’ailes, une palpitation d’âmes. On y sent le vertige des siècles, des révolutions, de la gloire. On s’y souvient que l’Occident s’est forgé dans les clameurs. Cela ne fait pas assez de silence.

      Paris est souvent un désert pour le cœur, mais à certaines heures, du haut du Père-Lachaise, souffle un vent de révolution qui remplit soudain ce désert de drapeaux et de grandeurs vaincues. Ainsi de quelques villes espagnoles, de Florence ou de Prague. Salzbourg serait paisible sans Mozart. Mais, de loin en loin, court sur la Salzach le grand cri orgueilleux de don Juan plongeant aux enfers. Vienne paraît plus silencieuse, c’est une jeune fille parmi les villes. Les pierres n’y ont pas plus de trois siècles et leur jeunesse ignore la mélancolie. Mais Vienne est à un carrefour d’histoire. Autour d’elle retentissent des chocs d’empires. Certains soirs où le ciel se couvre de sang, les chevaux de pierre, sur les monuments du Ring[1], semblent s'envoler. Dans cet instant fugitif, où tout parle de puissance et d’histoire, on peut distinctement entendre, sous la ruée des escadrons polonais, la chute fracassante du royaume ottoman. Cela non plus ne fait pas assez de silence.

      Certes, c’est bien cette solitude peuplée qu’on vient chercher dans les villes d’Europe. Du moins, les hommes qui savent ce qu’ils ont à faire. Ils peuvent y choisir leur compagnie, la prendre et la laisser. Combien d’esprits se sont trempés dans ce voyage entre leur chambre d’hôtel et les vieilles pierres de l’île Saint-Louis[2]! Il est vrai que d’autres y ont péri d’isolement. Pour les premiers, en tout cas, ils y trouvaient leurs raisons de croître et de s’affirmer. Ils étaient seuls et ils ne l’étaient pas. Des siècles d’histoire et de beauté, le témoignage ardent de mille vies révolues les accompagnaient le long de la Seine et leur parlaient à la fois de traditions et de conquêtes. Mais leur jeunesse les poussait à appeler cette compagnie. Il vient un temps, des époques, où elle est importune. «À nous deux!» s’écrie Rastignac, devant l’énorme moisissure de la ville parisienne. Deux, oui, mais c’est encore trop!

      La Place D’Armes à Oran

      Le désert lui-même a pris un sens, on l’a surchargé de poésie. Pour toutes les douleurs du monde, c’est un lieu consacré. Ce que le cœur demande à certains moments, au contraire, ce sont justement des lieux sans poésie. Descartes, ayant à méditer, choisit son désert: la ville la plus commerçante de son époque. Il y trouve sa solitude et l’occasion du plus grand, peutêtre, de nos poèmes virils: «Le premier (précepte) était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle.» On peut avoir moins d’ambition et la même nostalgie. Mais Amsterdam, depuis trois siècles, s’est couverte de musées. Pour fuir la poésie et retrouver la paix des pierres, il faut d’autres déserts, d’autres lieux sans âme et sans recours. Oran est l’un de ceux-là.

      La Rue

      J’ai souvent entendu des Oranais se plaindre de leur ville: «Il n’y a pas de milieu intéressant.» Eh! parbleu, vous ne le voudriez pas. Quelques bons esprits ont essayé d’acclimater dans ce désert les mœurs d’un autre monde, fidèles à ce principe qu’on ne saurait bien servir l’art ou les idées sans se mettre à plusieurs. Le résultat est tel que les seuls milieux instructifs restent ceux des joueurs de poker, des amateurs de boxe, des boulomanes[3] et des sociétés régionales. Là, du moins, règne le naturel. Après tout, il existe une certaine grandeur qui ne prête pas à l’élévation. Elle est inféconde par état. Et ceux qui désirent la trouver, ils laissent les «milieux» pour descendre dans la rue.

      Les rues d’Oran sont vouées à la poussière, aux cailloux et à la chaleur. S’il y pleut, c’est le déluge et une mer de boue. Mais pluie ou soleil, les boutiques ont le même air extravagant et absurde. Tout le mauvais goût de l’Europe et de l’Orient s’y est donné rendez-vous. On y trouve, pêle-mêle, des lévriers de marbre, des danseuses au cygne, des Dianes chasseresses[4]en galalithe verte, des lanceurs de disque et des moissonneurs, tout ce qui sert aux cadeaux d’anniversaire ou de mariage, tout le peuple affligeant qu’un génie commercial et farceur ne cesse de susciter sur les dessus de nos cheminées[5]. Mais cette application dans le mauvais goût prend ici une allure baroque qui fait tout pardonner. Voici, offert dans un écrin de poussière, le contenu d’une vitrine: d’affreux modèles en plâtre de pieds torturés, un lot de dessins de Rembrandt «sacrifiés à 150 francs l’un», des «farces-attrapes», des porte-billets tricolores, un pastel du XVIIIe siècle, un bourricot mécanique en peluche, des bouteilles d’eau de Provence pour conserver les olives vertes, et une ignoble vierge en bois, au sourire indécent. (Pour que nul n’en ignore, la «direction» a placé à ses pieds un écriteau: «Vierge en bois.»)

      On peut trouver à Oran:

      1. Des cafés au comptoir verni de crasse, saupoudré de pattes et d’ailes de mouches, le patron toujours souriant, malgré la salle toujours déserte. Le «petit noir»[6] y coûtait douze sous et le grand, dix-huit.

      2. Des boutiques de photographes où la technique n’a pas progressé depuis l’invention du papier sensible. Elles exposent une faune singulière, impossible à rencontrer dans les rues, depuis le pseudo-marin qui s’appuie du coude sur une console, jusqu’à la jeune fille à marier, taille fagotée, bras ballants devant un fond sylvestre. On peut supposer qu’il ne s’agit pas de portraits d’après nature: ce sont des créations.

      3. Une édifiante abondance de magasins funéraires. Ce n’est pas qu’à Oran on meure plus qu’ailleurs, mais j’imagine seulement qu’on en fait plus d’histoires.

      La sympathique naïveté de ce peuple marchand s’étale jusque dans la publicité. Je lis, sur le prospectus d’un cinéma oranais, l’annonce d’un film de troisième qualité. J’y relève les adjectifs «fastueux», «splendide», «extraordinaire», «prestigieux», «bouleversant» et «formidable». Pour finir, la direction informe le public des sacrifices considérables qu’elle s’est imposés, afin de pouvoir lui présenter cette étonnante «réalisation». Cependant, le prix des places ne sera pas augmenté.

      On aurait tort de croire que s’exerce seulement ici le goût de l'exagération propre au Midi[7]. Exactement, les auteurs de ce merveilleux prospectus donnent la preuve de leur sens psychologique. Il s’agit de vaincre l’indifférence et l’apathie profonde qu’on ressent dans ce pays dès qu’il s’agit de choisir entre deux spectacles, deux métiers et, souvent même, deux femmes. On ne se décide que forcé. Et la publicité le sait bien. Elle prendra des proportions américaines, ayant les mêmes raisons, ici et là-bas, de s’exaspérer.

      Les rues d’Oran nous renseignent enfin sur les deux plaisirs essentiels de la jeunesse locale: se faire cirer les souliers et promener ces mêmes souliers sur le boulevard. Pour avoir une idée juste de la première de ces voluptés, il faut confier ses chaussures, à dix heures, un dimanche matin, aux cireurs du boulevard Gallieni. Juché sur de hauts fauteuils, on pourra goûter alors cette satisfaction particulière que donne, même à un profane, le spectacle d’hommes amoureux de leur métier comme le sont visiblement les cireurs oranais. Tout


<p>1</p>

Ring – кольцевой бульвар в Вене

<p>2</p>

l’île Saint-Louis – остров Сен-Луи в Париже

<p>3</p>

un boulomane – любитель игры в шары

<p>4</p>

Diane chasseresse – Диана-охотница

<p>5</p>

sur le dessus de nos cheminées – на каминной полке

<p>6</p>

un petit noir – чашечка чёрного кофе

<p>7</p>

le Midi – Юг (Франции)