Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке. Луи-Фердинанд Селин. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Луи-Фердинанд Селин
Издательство: КАРО
Серия: Littérature contemporaine
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 1932
isbn: 978-5-9925-1311-0
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un inconcevable dédain par ce groupe de passagers et de passagères « héros et charmeurs mélangés… Providentielle réunion de grands caractères et de talents… Sans oublier les dames incomparables musiciennes, ces ornements du bord!.. » Tout en faisant largement amende honorable, je sollicitai pour conclure qu’on m’admisse sans y surseoir et sans restriction aucune, au sein de leur joyeux groupe patriotique et fraternel… Où je tenais, dès ce moment, et pour toujours, à faire très aimable figure… Sans lui lâcher les mains, bien entendu, je redoublai d’éloquence.

      Tant que le militaire ne tue pas, c’est un enfant. On l’amuse aisément. N’ayant pas l’habitude de penser, dès qu’on lui parle il est forcé pour essayer de vous comprendre de se résoudre à des efforts accablants. Le capitaine Frémizon ne me tuait pas, il n’était pas en train de boire non plus, il ne faisait rien avec ses mains, ni avec ses pieds, il essayait seulement de penser. C’était énormément trop pour lui. Au fond, je le tenais par la tête.

      Graduellement, pendant que durait cette épreuve d’humiliation, je sentais mon amour-propre déjà prêt à me quitter, s’estomper encore davantage, et puis me lâcher, m’abandonner tout à fait, pour ainsi dire officiellement. On a beau dire, c’est un moment bien agréable. Depuis cet incident, je suis devenu pour toujours infiniment libre et léger, moralement s’entend. C’est peut-être de la peur qu’on a le plus souvent besoin pour se tirer d’affaire dans la vie. Je n’ai jamais voulu quant à moi d’autres armes depuis ce jour, ou d’autres vertus.

      Les camarades du militaire indécis, à présent eux aussi venus là exprès pour éponger mon sang et jouer aux osselets avec mes dents éparpillées, devaient pour tout triomphe se contenter d’attraper des mots dans l’air. Les civils accourus frémissants à l’annonce d’une mise à mort arboraient de sales figures. Comme je ne savais pas au juste ce que je racontais, sauf à demeurer à toute force dans la note lyrique, tout en tenant les mains du capitaine, je fixais un point idéal dans le brouillard moelleux, à travers lequel l’Amiral-Bragueton avançait en soufflant et crachant d’un coup d’hélice à l’autre. Enfin, je me risquai pour terminer à faire tournoyer un de mes bras au-dessus de ma tête et lâchant une main du capitaine, une seule, je me lançai dans la péroraison: « Entre braves, messieurs les Officiers, doit‐on pas toujours finir par s’entendre? Vive la France alors, nom de Dieu! Vive la France! » C’était le truc du sergent Branledore. Il réussit encore dans ce cas-là. Ce fut le seul cas où la France me sauva la vie, jusque-là c’était plutôt le contraire. J’observai parmi les auditeurs un petit moment d’hésitation, mais tout de même il est bien difficile à un officier aussi mal disposé qu’il puisse être, de gifler un civil, publiquement, au moment où celui‐ci crie si fortement que je venais de le faire: « Vive la France! » Cette hésitation me sauva.

      J’empoignai deux bras au hasard dans le groupe des officiers et invitai tout le monde à venir se régaler au Bar à ma santé et à notre réconciliation. Ces vaillants ne résistèrent qu’une minute et nous bûmes ensuite pendant deux heures. Seulement les femelles du bord nous suivaient des yeux, silencieuses et graduellement déçues. Par les hublots du Bar, j’apercevais entre autres la pianiste institutrice entêtée qui passait et revenait au milieu d’un cercle de passagères, la hyène. Elles soupçonnaient bien ces garces que je m’étais tiré du guet-apens par ruse et se promettaient de me rattraper au détour. Pendant ce temps, nous buvions indéfiniment entre hommes sous l’inutile mais abrutissant ventilateur, qui se perdait à moudre depuis les Canaries le coton tiède atmosphérique. Il me fallait cependant encore retrouver de la verve, de la faconde qui puisse plaire à mes nouveaux amis, de la facile. Je ne tarissais pas, peur de me tromper, en admiration patriotique et je demandais et redemandais à ces héros chacun son tour, des histoires et encore des histoires de bravoure coloniale. C’est comme les cochonneries, les histoires de bravoure, elles plaisent toujours à tous les militaires de tous les pays. Ce qu’il faut au fond pour obtenir une espèce de paix avec les hommes, officiers ou non, armistices fragiles il est vrai, mais précieux quand même, c’est leur permettre en toutes circonstances, de s’étaler, de se vautrer parmi les vantardises niaises. Il n’y a pas de vanité intelligente. C’est un instinct. Il n’y a pas d’homme non plus qui ne soit pas avant tout vaniteux. Le rôle du paillasson admiratif est à peu près le seul dans lequel on se tolère d’humain à humain avec quelque plaisir. Avec ces soldats, je n’avais pas à me mettre en frais d’imagination. Il suffisait de ne pas cesser d’apparaître émerveillé. C’est facile de demander et de redemander des histoires de guerre. Ces compagnons-là en étaient bardés. Je pouvais me croire revenu aux plus beaux jours de l’hôpital. Après chacun de leurs récits, je n’oubliais pas de marquer mon appréciation comme je l’avais appris de Branledore, par une forte phrase: « Eh bien en voilà une belle page d’Histoire! » On ne fait pas mieux que cette formule. Le cercle auquel je venais de me rallier si furtivement, me jugea peu à peu devenu intéressant. Ces hommes se mirent à raconter à propos de guerre autant de balivernes qu’autrefois j’en avais entendues et plus tard racontées moi-même, alors que j’étais en concurrence imaginative avec les copains de l’hôpital. Seulement leur cadre à ceux‐ci était différent et leurs bobards s’agitaient à travers les forêts congolaises au lieu des Vosges ou des Flandres.

      Mon capitaine Frémizon, celui qui l’instant auparavant se désignait encore pour purifier le bord de ma putride présence, depuis qu’il avait éprouvé ma façon d’écouter plus attentivement que personne, se mit à me découvrir mille gentilles qualités. Le flux de ses artères se trouvait comme assoupli par l’effet de mes originaux éloges, sa vision s’éclaircissait, ses yeux striés et sanglants d’alcoolique tenace finirent même par scintiller à travers son abrutissement et les quelques doutes en profondeur qu’il avait pu concevoir sur sa propre valeur et qui l’effleuraient encore dans les moments de grande dépression, s’estompèrent pour un temps, adorablement, par l’effet merveilleux de mes intelligents et pertinents commentaires.

      Décidément, j’étais un créateur d’euphorie! On s’en tapait à tour de bras les cuisses! Il n’y avait que moi pour savoir rendre la vie agréable malgré toute cette moiteur d’agonie! N’écoutais-je pas d’ailleurs à ravir?

      L’Amiral-Bragueton pendant que nous divaguions ainsi passait à plus petite allure encore, il ralentissait dans son jus;

      plus un atome d’air mobile autour de nous, nous devions longer la côte et si lourdement, qu’on semblait progresser dans la mélasse.

      Mélasse aussi le ciel au-dessus du bordage, rien qu’un emplâtre noir et fondu que je guignais avec envie. Retourner dans la nuit c’était ma grande préférence, même suant et geignant et puis d’ailleurs dans n’importe quel état! Frémizon n’en finissait pas de se raconter. La terre me paraissait toute proche, mais mon plan d’escapade m’inspirait mille inquiétudes… Peu à peu notre entretien cessa d’être militaire pour devenir égrillard et puis franchement cochon, enfin, si décousu, qu’on ne savait plus par où le prendre pour le continuer; l’un après l’autre mes convives y renoncèrent et s’endormirent et le ronflement les accabla, dégoûtant sommeil qui leur raclait les profondeurs du nez. C’était le moment ou jamais de disparaître. Il ne faut pas laisser passer ces trêves de cruauté qu’impose malgré tout la nature aux organismes les plus vicieux et les plus agressifs de ce monde.

      Nous étions ancrés à présent, à très petite distance de la côte. On n’en apercevait que quelques lanternes oscillantes le long du rivage.

      Tout le long du bateau vinrent se presser très vite cent tremblantes pirogues chargées de nègres braillards. Ces Noirs assaillirent tous les ponts pour offrir leurs services. En peu de secondes, je portai à l’escalier de départ mes quelques paquets préparés furtivement et filai à la suite d’un de ces bateliers dont l’obscurité me cachait presque entièrement les traits et la démarche. Au bas de la passerelle, et au ras de l’eau clapotante, je m’inquiétai de notre destination.

      « Où sommes-nous? demandai-je.

      – À Bambola-Fort-Gono! » me répondit cette ombre.

      Nous nous mîmes à flotter librement à grands