- Que veux-tu dire ?
- Il t’utilisera comme un exemple, se disputera avec toi au sujet de ta performance pour se mettre en colère, puis s’en prendre à nous. Je l’ai déjà vécu.
- Et si je veux de l’aide ?
- Demande à l’un de nous. J’ai déjà travaillé avec lui. Jeremy et Linda aussi. On sait ce qu’il veut.
- Si c’est un bâtard, pourquoi tu travailles à nouveau avec lui ?
Lucy mâcha et avala :
- A cause des critiques, idiote. Ses acteurs reçoivent toujours de bonnes critiques. On se bat avec lui comme des chats, mais on obtient tous de bonnes critiques.
Mai réfléchissait en regardant droit devant elle.
- Je peux vivre avec ça. Je dois le faire.
- C’est un risque pour toi.
- Tu peux le dire. La première fois sur une scène réelle depuis l’école.
- Tu as été courageuse de laisser tomber ton travail à la télévision. J’aurais donné mon sein gauche pour ça.
- Tu peux t’en passer, mais pas moi.
Lucy sourit.
- C’est pratique parfois. Avec les bites que tu rencontres dans ce métier !
Les deux acteurs les plus âgés se levèrent au bout de la salle et sortirent pour fumer. L’un d’eux se retourna et mima lui tirer dessus avec le pouce. Elle ne savait pas s’il était ironiquement favorable ou s’il voulait dire qu’elle allait se faire virer.
Un ancien acteur trouvé étranglé par l’attache de soutien-gorge d’une actrice prometteuse. Ça pourrait arriver…
Lucy dévissa le bouchon de sa bouteille de smoothie.
- Pourquoi tu fais ça ? demanda-t-elle.
- Déjeuner ?
- Non, imbécile. Jouer une vieille pièce pour un théâtre sur le point de fermer ses portes. Avec un directeur coincé dans les années soixante.
- À t’entendre, ça donne vraiment envie.
- Eh bien, exactement. Je veux dire, je suis contente et tout et je suis sûre qu’on aura un grand public parce que tu es dedans. Mais tu dois l’admettre que c’est une régression par rapport au prime-time télévisé.
Mai en avait souvent parlé avec Eric et sa mère, qui tous deux voyaient que ça ne valait pas le coup de prendre des risques.
- Je voulais m’améliorer. Je m’ennuyais. Souvent on ouvre grands les yeux et on se dit, ‘Tu ne penses pas… ! ou, ‘Je ne te crois pas !’
- Je dis simplement que c’est une voie difficile à prendre. Ils seront prêts avec des couteaux. Tu sais comment est la presse !
- Je peux tenir un combat, dit Mai. De toute façon, ils ont toujours été de mon côté depuis deux ans. Ils ne vont pas se retourner contre moi aussi vite.
Lucy vissa le bouchon de sa bouteille vide et, étrangement, la lança violemment vers Jeremy, qui leva son épaule pour se protéger et lui sourit.
- J’espère que ton agent est bon à corriger les critiques, dit-elle.
- Je continue à penser qu’il est bon pour quelque chose.
Comme elle l’avait prévu, l’après-midi ne s’était pas mieux déroulée. Pedro passa la scène d’ouverture pour que les autres acteurs aient une chance de faire quelque chose. Ils avaient besoin de l’opportunité de se la péter, après tout. Mais, vers la fin de la journée, il renvoya tout le monde à l’exception de Mai et de Jeremy. Il les réunit, les fit s’asseoir sur des chaises parallèles comme un conseiller de mariage, et se mit à parler d’une voix à la fois onctueuse et condescendante. Il exposa lentement son point de vue sur la relation entre les deux personnages, donnant à chacun une histoire qui n’était pas précisée dans la pièce et, Mai pensa, qu’il les avait inventées pour servir ses propres objectifs.
En écoutant les idées de Pedro, Mai se demandait si elle s’était trompée. Elle était allée directement de l’école à un rôle télévisé. Elle avait appris le métier sans formation réelle, aucune technique. Des conseils des directeurs et des membres anciens du casting, ainsi que plusieurs cours sur place. Et bien sûr sa mère. Geraldine Rose. Un jour célèbre, différents premiers rôles dans quelques films britanniques avant que son mari, le père de Mai, ne tombe raide mort au neuvième trou, trou coudé au par cinq. Elle a dû arrêter pour élever Mai et son frère aîné, Jake. Elle n’avait pas à démissionner, en fait… mais elle voulait le faire. Elle n’arrivait pas à supporter la proximité d’autres personnes, d’autres acteurs. Toute cette commisération et cette pitié.
Mai ne pensait pas sérieusement au métier d’acteur jusqu’au jour où elle remporta le rôle principal dans la version scolaire de ‘A Streetcar Named Desire’ – jouant le rôle Blanche Dubois à l’âge de dix-sept ans. Puis elle performa au National Student Drama Festival à Scarborough où des agents l’avaient repérée et s’étaient battu pour elle jusqu’au jour où elle opta pour Eric, que sa mère connaissait depuis sa jeunesse. Ensuite deux ans dans Amberside Tarrace, à stagner.
La plupart de ce que Pedro lui disait semblait être des idioties, mais elle n’en était pas sûre. On lui avait dit qu’elle avait toujours l’air confiant, mais que malgré son air de certitude une chose lui manquait peut-être.
Elle recentra son attention dans la pièce, pendant que Pedro disait quelque chose à Jeremy sur le processus créatif. Le personnage de Jeremy était un jeune dramaturge qui avait écrit la pièce dans laquelle le personnage de Mai, une fille de la campagne sans expérience, avait le premier rôle. Pedro parlait avec la ferveur d’un évangéliste, comme si lui aussi avait été un jour un jeune dramaturge ayant entreprenant une vie théâtrale. Peut-être que c’était vrai.
- Alors, mes choux, essayons encore une fois. N’oubliez rien de ce que je vous ai dit. La jeunesse, l’innocence, le désir de montrer au monde qu’une nouvelle forme artistique est née ce soir, sur cette scène.
Mai et Jeremy déplacèrent leurs chaises pour qu’ils soient face à face, puis jouèrent le début de la scène.
Cela dura trente secondes.
- Arrêtez !
Ils se retournèrent pour voir la main de Petro en l’air comme un agent de la circulation.
- Je suis désolé. Je n’en peux plus. Rentrez chez vous et réfléchissez sérieusement à ce que vous avez fait aujourd’hui. Peut-être qu’on aura de meilleures idées demain.
Il pencha son poids vers l’avant à partir de la taille comme s’il allait vomir sur le sol. Puis avec un soupir, il posa ses deux mains sur ses genoux et se poussa pour se relever en se retournant et s’éloignant sans un mot de plus.
Lorsqu’il quitta la pièce, Jeremy dit :
- Branleur !
Mai ramassa ses affaires.
- Il a encore du chemin à faire avant d’atteindre le niveau de branleur. Il est encore au stade de connard.
- Ah, tu as plus d’expérience que moi !
- Je suis une fille. Je suis plus attentive aux distinctions sociales.
Il sourit.
- Comment tu te sens à faire de la scène ? Le trac ?
- Un peu. Je serais idiote si je n’avais pas peur de le faire.
- D’après ce que j’ai vu jusqu’ici, tu seras génial.
Elle sourit en silence. Un air vaillant était