La vie simple. Рихард Вагнер. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Рихард Вагнер
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Философия
Год издания: 0
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par nos besoins et nos passions. Ainsi peu à peu les bases de la vie morale se déplacent et la règle du jugement dévie.

      Pour un homme esclave de besoins nombreux et exigeants, posséder est le bien par excellence, source de tous les autres biens. Il est vrai que, dans la concurrence acharnée pour la possession, on en arrive à haïr ceux qui possèdent, et à nier le droit de propriété lorsque ce droit est entre les mains d'autrui et non entre les nôtres. Mais l'acharnement à attaquer ce que possède autrui, est une preuve nouvelle de l'importance extraordinaire que nous attachons à posséder. Les choses et les hommes finissent par être estimés à leur valeur vénale et selon le profit qu'on en peut tirer. Tout ce qui ne rapporte rien ne vaut rien, et quiconque ne possède rien n'est rien. La pauvreté honnête risque fort de passer pour une honte, et l'argent, même malpropre, n'a pas trop de difficulté à compter pour du mérite…—Alors, nous objectera-t-on, vous condamnez le progrès moderne en bloc et vous voudriez nous ramener au bon vieux temps, à l'acétisme peut-être?—Pas le moins du monde. C'est la plus stérile et la plus dangereuse des utopies que de vouloir ressusciter le passé, et l'art de bien vivre ne consiste pas à se retirer de la vie. Mais nous cherchons à mettre en lumière, afin de lui trouver un remède, une des erreurs qui pèsent le plus lourdement sur le progrès social, à savoir que l'homme devient plus heureux et meilleur par l'augmentation du bien-être extérieur. Rien n'est plus faux que ce prétendu axiome social. Au contraire, la diminution de la capacité d'être heureux et l'avilissement des caractères par le bien-être matériel sans contrepoids, est un fait que mille exemples sont là pour établir. Une civilisation vaut ce que vaut l'homme installé à son centre. Quand cet homme manque de direction morale, tout progrès n'aboutit qu'à empirer le mal et à embrouiller davantage les problèmes sociaux.

      Ce principe peut se vérifier dans d'autres domaines que celui du bien-être. Ne mentionnons que ceux de l'instruction et de la liberté. On se rappelle le temps où des prophètes écoutés annonçaient que, pour transformer la terre mauvaise en un séjour des dieux, il suffisait d'abattre ces trois vieilles puissances coalisées: la misère, l'ignorance et la tyrannie. D'autres prophètes reprennent aujourd'hui les mêmes prédictions. Nous venons de voir que l'évidente diminution de la misère n'a rendu l'homme ni meilleur ni plus heureux. Ce résultat a-t-il été atteint dans une certaine mesure par le soin louable apporté à l'instruction? Il n'y paraît pas à l'heure présente, et c'est bien là le souci, l'angoisse de ceux qui se consacrent à l'éducation nationale.—Alors il faut abêtir le peuple, supprimer l'instruction universelle, fermer les écoles. Nullement: mais l'instruction, de même que l'ensemble des engins de notre civilisation, n'est après tout qu'un outillage. Tout dépend de l'ouvrier qui s'en sert.

      De même pour la liberté: elle est funeste ou salutaire suivant l'emploi qu'on en fait. Reste-t-elle la liberté lorsqu'elle appartient aux malfaiteurs ou même à l'homme brouillon, capricieux, irrespectueux? La liberté est une atmosphère de vie supérieure qu'on devient capable de respirer par une lente et patiente transformation intérieure.

      Il faut une loi à toute vie, à celle de l'homme bien plus encore qu'à celle des êtres inférieurs, car la vie de l'homme et des sociétés est plus précieuse et plus délicate que celle des plantes et des animaux. Cette loi pour l'homme est d'abord extérieure, mais elle peut devenir intérieure. Aussitôt que l'homme a reconnu la loi intérieure et s'est incliné devant elle, il est mûr pour la liberté, par le respect et l'obéissance volontaire. Tant qu'il n'a pas de loi intérieure forte et souveraine, il est incapable de respirer l'air de la liberté. Cet air le grise, l'affole, le tue moralement. Un homme qui se dirige selon la loi intérieure, ne peut pas plus vivre sous celle de l'autorité extérieure, qu'un oiseau adulte ne peut vivre enfermé dans la coquille de l'œuf; mais un homme qui n'a pas encore atteint le point moral où il se gouverne lui-même, ne peut pas plus vivre sous le régime de la liberté qu'un embryon d'oiseau privé de la coquille protectrice. Ces choses sont terriblement simples, et la série de leurs preuves anciennes et nouvelles ne cesse de s'accroître sous nos yeux. Et pourtant nous en sommes toujours encore à méconnaître les éléments mêmes d'une loi si importante. Dans notre démocratie, combien sont-ils, grands et petits, qui ont compris, pour l'avoir vérifiée, vécue et quelquefois subie, cette vérité sans laquelle un peuple est incapable de se gouverner lui-même? La liberté c'est le respect; la liberté, c'est l'obéissance à la loi intérieure, et cette loi n'est ni le bon plaisir des puissants, ni le caprice des foules, mais la règle impersonnelle et supérieure devant laquelle ceux qui commandent courbent la tête les premiers. Dirons-nous alors qu'il faut supprimer la liberté? Non, mais il faut nous en rendre capables et dignes, autrement la vie publique devient impossible, et une nation s'achemine, à travers la licence et le manque de discipline, aux inextricables complications de la démagogie.

      Quand on passe en revue les causes particulières qui troublent et compliquent notre vie sociale, de quelque nom qu'on puisse les désigner, et l'énumération en serait longue, elles se ramènent toutes à une cause générale qui est celle-ci: la confusion de l'accessoire avec l'essentiel. Le bien-être, l'instruction, la liberté, tout l'ensemble de la civilisation, constituent le cadre du tableau, mais le cadre ne fait pas le tableau pas plus que l'habit ne fait le moine, et l'uniforme le soldat. Le tableau ici c'est l'homme, et l'homme avec ce qu'il a de plus intime, sa conscience, son caractère, sa volonté. Et tandis qu'on soignait et embellissait le cadre, on a oublié, négligé, endommagé le tableau. Aussi nous sommes comblés de biens extérieurs et misérables en vie spirituelle. Nous avons en abondance des biens, dont à la rigueur on pourrait se passer, et nous sommes infiniment pauvres de la seule chose nécessaire. Et lorsque notre être profond se réveille, avec son besoin d'aimer, d'espérer, de réaliser sa destinée, il éprouve comme l'angoisse d'un vivant qu'on vient d'ensevelir, il étouffe sous l'amoncellement des choses secondaires qui pèsent sur lui et le privent d'air et de lumière.

      Il faut dégager, libérer, remettre en honneur la vraie vie, placer toute chose à son rang et se souvenir que le centre du progrès humain est dans la culture morale. Qu'est-ce qu'une bonne lampe? Ce n'est pas la plus ornée, la mieux ciselée, celle qui est faite du métal le plus précieux. Une bonne lampe est une lampe qui éclaire bien. Et de même on est un homme et un citoyen, ni par le nombre des biens et des plaisirs qu'on s'accorde, ni par la culture intellectuelle et artistique, ni par les honneurs ou l'indépendance dont on jouit, mais par la solidité de sa fibre morale. Et ceci après tout n'est pas une vérité d'aujourd'hui, mais une vérité de tous les temps.

      À aucune époque, les conditions extérieures qu'il avait réalisées par son industrie ou son savoir, n'ont pu dispenser l'homme de se soucier de l'état de sa vie intérieure. La figure du monde change autour de nous, les facteurs intellectuels et matériels de l'existence se modifient. Nul ne peut s'opposer à ce changement dont le caractère brusque ne laisse pas d'être parfois périlleux. Mais la grande affaire est que, au sein des circonstances modifiées, l'homme demeure un homme, vive sa vie marche vers son but. Or quelle que soit la route à parcourir, pour marcher vers son but, il faut que le voyageur ne se perde pas dans les chemins de traverse et ne s'embarrasse pas de fardeaux inutiles. Qu'il veille sur sa direction, sur ses forces, sur son honneur et que pour mieux se consacrer à l'essentiel qui est de progresser, il simplifie son bagage, fût-ce même au prix de quelques sacrifices.

      II

      L'esprit de simplicité

      Avant de pouvoir exposer en quoi consisterait, dans la pratique, le retour à la simplicité auquel nous aspirons, il est nécessaire de définir la simplicité dans son principe même. Car l'on commet à son endroit la même erreur que nous venons de dénoncer et qui consiste à confondre l'accessoire avec l'essentiel, le fond avec la forme. On est tenté de croire que la simplicité présente certains caractères extérieurs auxquels elle se reconnaît, et dans lesquels elle consiste. Simplicité et condition simple, vêtements modestes, demeure sans faste, médiocrité, pauvreté, ces choses semblent marcher ensemble. Tel n'est pas le cas cependant. Des trois hommes que je viens de rencontrer sur ma route, l'un allait en équipage, l'autre à pied, le troisième nu-pieds. Ce dernier n'est pas nécessairement le plus simple des trois. Il se peut en effet que celui qui passe en voiture soit simple malgré sa grande situation et ne soit pas l'esclave de sa richesse; il se peut de même que l'homme en souliers