Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4. Charles Athanase Walckenaer. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Charles Athanase Walckenaer
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Биографии и Мемуары
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les plus opposées, à s'en laisser alternativement dominer. Femme du grand monde, elle y plaît, elle s'y plaît; son tourbillon l'amuse, elle est occupée de ce qui s'y passe; elle est attentive à ses travers, à ses ridicules, à ses modes, à ses caprices; agréablement flattée de tout ce qui est de bon goût, de bon ton; recherchant les beaux esprits, admirant les talents, aimant la comédie, la danse, les vers, la musique; se laissant aller avec une sorte d'entraînement à tout ce que peut donner de jouissance une société opulente, élégante et polie; puis tout à coup, une fois transportée dans son agreste domaine, devenue étrangère à tout cela, dégoûtée de tout cela, obsédée et ennuyée des nouvelles de cour15 qui lui arrivent, et considérant comme une tâche pénible l'obligation de paraître s'intéresser au mariage du premier prince du sang, et d'être forcée de répondre et de lire les détails qu'on lui donne sur ce sujet; ne songeant plus qu'au plaisir de vivre tous les jours avec les siens sous un même toit, de lire les livres qu'elle aime, de broder, d'écrire à sa fille, de supputer les produits de ses terres, de planter, de cultiver, de braver pour cette besogne les intempéries de l'air et tous les inconvénients attachés aux travaux champêtres; de se promener sur ses coteaux sauvages et dans ses bois incultes, non sans la crainte d'être dévorée par les loups, non sans s'astreindre à se faire protéger par les fusils de quatre gardes-chasses, l'intrépide Beaulieu à leur tête16.

      Elle écrit à sa fille: «La compagnie que j'ai ici me plaît fort; notre abbé (l'abbé de Livry) est toujours admirable; mon fils et la Mousse s'accommodent fort bien de moi, et moi d'eux; nous nous cherchons toujours; et quand les affaires me séparent d'eux, ils sont au désespoir, et me trouvent ridicule de préférer un compte17 de fermier aux contes de la Fontaine.»

      Le bon abbé examine ses baux, s'instruit sur la manière d'augmenter les revenus, soigne la construction de la chapelle; madame de Sévigné brode un devant d'autel18. Le baron de Sévigné l'avait remise en train de recommencer les lectures de sa jeunesse; il lui déclame de beaux vers; elle compose avec lui de jolies chansons qui obtiennent les éloges de madame de Grignan. Pour achever d'apprendre l'italien à la Mousse, madame de Sévigné relit avec lui le Tasse19. Lui, fait le catéchisme aux petits enfants20. Madame de Sévigné prétend qu'il n'aspire au salut que par curiosité, et pour mieux connaître ce qu'il en est sur les tourbillons de Descartes: enfin elle se rit de posséder chez elle trois abbés qui font admirablement leurs personnages, mais dont pas un, dit-elle, ne peut lui dire la messe, dont elle a besoin21.

      Tout cela est naturel: mais qu'après avoir reçu, la veille de son départ pour la Bretagne, les adieux de tous ses amis, dans un grand repas qui lui a été donné par Coulanges, la châtelaine des Rochers soit devenue tellement campagnarde qu'en parlant à sa fille de ce dîner, elle ne lui donne qu'une seule ligne22; que tant de personnes qui la chérissent, et la redemandent comme l'âme de leur cercle, comme une compagne charmante, comme une amie toujours sûre, ne lui inspirent jamais, pendant son séjour aux Rochers, une seule fois le regret de les avoir quittées; qu'elle ne soit sensible à une telle séparation que parce qu'elle lui ôte les moyens de donner à sa fille des nouvelles de Paris et de la cour, et de la priver pour sa correspondance de sujets qui peuvent l'intéresser et l'amuser, voilà ce qui étonne. Pilois, son jardinier23, est devenu pour elle un être plus important que tous les beaux esprits et les grands personnages de l'hôtel de la Rochefoucauld. Elle préfère son bon sens, ses lumières, à tous les entretiens des courtisans, des académiciens et des alcôvistes. Elle ne le dirige pas dans ses travaux, elle les dirige avec lui. Elle marche dans les plus hautes herbes, et se mouille jusqu'aux genoux, pour l'aider dans ses alignements24; et lorsqu'en décembre le froid rigoureux a chassé d'auprès d'elle et ses hôtes et ses gens, elle reste courageusement avec Pilois; elle tient entre ses mains délicates, devenues robustes, l'arbre qu'il va planter, et qu'elle doit avec lui enfoncer en terre25. Une si complète transformation, une si grande métamorphose étonne et charme à la fois.

      Elle se conçoit cependant quand on a bien compris madame de Sévigné; quand on est initié, par l'étude de toute sa vie, aux sentiments, aux inclinations dont elle subissait l'influence. Introduite par son jeune mari dans le tourbillon du grand monde, elle y prit goût; elle fut glorieuse des succès qu'elle y obtint. Elle se livra avec abandon aux jouissances que lui facilitaient son âge, sa beauté, sa santé, sa fortune, la gaieté de son caractère; mais, trompée et presque répudiée par cet époux en qui elle avait placé ses plus tendres affections, elle connut de bonne heure des peines dont le monde et ses plaisirs ne pouvaient la distraire. L'éducation qu'elle avait reçue, et son excellent naturel, lui firent chercher un soulagement dans la religion, la lecture, et les occupations domestiques. Elle se trouva ainsi partagée entre le besoin des distractions et de l'agitation mondaines, entre les plaisirs et les tranquilles et uniformes jouissances de la retraite, entre Paris, Livry, les Rochers. Mais dans sa brillante jeunesse, avec le goût qu'elle avait pour la lecture des romans, pour ces sociétés aimables, joyeuses et licencieuses de la Fronde, dans lesquelles elle se trouvait lancée, les remèdes qu'elle employait n'étaient pour son mal que des palliatifs momentanés26. Son cœur avide d'émotions n'eût pu échapper aux tortures de la jalousie et de l'amour rebuté qu'en cédant aux ressentiments que lui faisaient éprouver les infidélités de son mari, et l'injurieux abandon dont il la rendait victime. Ce n'était qu'en triomphant de l'amour conjugal par un autre amour, il est vrai, moins légitime, mais peut-être plus digne d'elle, qu'elle pouvait, à l'exemple de tant d'autres, en ce temps de débordement des mœurs, se consoler de son malheur, et ressaisir les avantages de sa jeunesse. Plusieurs espérèrent; et Bussy n'aurait peut-être pas espéré en vain, si cette situation, capable de dompter le plus indomptable courage, se fût longtemps prolongée27. Mais elle cessa, par une horrible catastrophe qui porta le désespoir dans le cœur de madame de Sévigné. Son mari, si jeune, si beau, lui fut enlevé par une mort violente, qui semblait lui avoir été infligée pour son inconduite, et comme une juste punition des torts qu'il avait envers elle. Alors ces torts disparurent à ses yeux; elle ne se souvint plus que de ce qu'il avait d'aimable; elle ne ressentit plus que la douleur d'en être privée pour toujours, lorsqu'il l'avait rendue deux fois mère. Et cette douleur dura longtemps: cette flamme allumée en elle par l'amour conjugal tourna tout entière au profit de l'amour maternel; comme celle de Vesta, elle brûla pure dans son cœur agité, sans faire éclater aucun incendie ni produire aucun désordre dans ses sens. La religion communiqua à sa vertu la force et la fierté dont elle avait besoin pour se soustraire aux écueils et aux dangers de l'âge périlleux qu'elle avait à traverser, et elle put se consacrer à l'éducation de ses enfants d'une manière qui la rendit l'admiration du monde28. Mais dès lors ce monde perdait chaque jour de l'attrait qu'il avait eu pour elle: plus elle en appréciait le faux, le vide, les vices et les ridicules, plus ses inclinations à la retraite, et le goût de la campagne, qu'elle avait contracté dans sa jeunesse, prenaient sur elle de l'empire. Là elle vivait plus pour ses enfants, pour le bon abbé, pour elle-même; et c'est la vivacité de ces sentiments qui donne cette fois aux lettres qu'elle a écrites des Rochers, dans le cours de l'année dont nous traitons, un charme supérieur à celles qui sont datées de Paris. Ces lettres écrites des Rochers sont sans doute plus dépourvues de tout ce qui peut les rendre historiquement intéressantes. Elles abondent en détails futiles, mais charmants par le tour qu'elle sait leur donner. Il y a plus d'imagination, plus d'esprit même, plus de talent de style que dans les autres; et ce sont sans doute celles-là qui, de son temps, ont fait sa réputation. Les lettres qui renfermaient des détails sur de grands personnages, et des nouvelles de cour, ne pouvaient être montrées ni par madame de Grignan, ni par Coulanges, ni par les amis de cour auxquels elle écrivait, tandis qu'on communiquait


<p>15</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (9 juillet 1671), t. II, p. 128, édit. G.; t. II, p. 106, édit. M. (mercredi 21 octobre 1671), t. II, p. 266, édit. G.; t. II, p. 225, édit. M.

<p>16</p>

Ibid., t. II, p. 267, édit. G.; t. II, p. 226; t. II, p. 203, édit. de la Haye, 1726, in-12. Cette lettre est du mercredi 4 novembre, dans cette édition; elle a été retranchée dans l'édit. de 1734 de Perrin, rétablie dans l'édit. de 1754, mais datée du mercredi 21 octobre.

<p>17</p>

Dans les livres imprimés du XVIe siècle, compte s'écrit conte, et dans plusieurs ouvrages du XVIIe siècle cette orthographe est conservée. Le dictionnaire de Richelet (1680), au mot CONTER, renvoie à compter.

<p>18</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (10, 21 et 28 juin 1671), t. II, p. 96, 105 et 118, édit. G.; t. II, p. 79, 96 et 98, édit. M.—(8-12 juillet), t. II, p. 131, 138, édit. G.; t. II, p. 109, 115, édit. M.—(4 novembre 1671), t. II, p. 281, édit. G.; t. II, p. 238, édit. M.

<p>19</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (21 juin 1671), t. II, p. 106, édit. G.; t. II, p. 87, édit. M.—(5 juillet 1671), t. II, p. 125, édit. G.; t. II, p. 104, édit. M. (9 août 1671), p. 178.

<p>20</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (30 septembre 1671), t. II, p. 248, édit. G.; t. II, p. 209, édit. M.

<p>21</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (6 juillet 1671), t. II, p. 133, édit. G.; t. II, p. 114, édit. M.

<p>22</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (18 mai 1671), t. II, p. 78, édit. G.; t. II, p. 66, édit. M.

<p>23</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (31 mai 1671), édit. G.; t. II, p. 86, édit. M.

<p>24</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (28 octobre 1671), t. II, p. 272, édit. G.; t. II, p. 230, édit. M.

<p>25</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (4, 15 et 18 novembre 1671), t. II, p. 282, 289, 292, édit. G.; t. II, p. 239, 246 et 248, édit. M.

<p>26</p>

Conférez la 1re partie de cet ouvrage, chap. VII, p. 81.

<p>27</p>

Conférez la 1re partie de cet ouvrage, chap. XVII, XVIII, XIX, p. 222-269.

<p>28</p>

Conférez la 1re partie de cet ouvrage, chap. XXII, XXIV, p. 302 à 318, 342 à 358; et 2e partie, chap. VIII, p. 90 à 103; 3e partie, chap. II, p. 31-47.