Les Romains élevaient aussi des tours isolées en dehors des remparts, sortes d'ouvrages avancés qui protégeaient un point faible, un passage de rivière, et commandaient la campagne. Ces tours tenaient lieu de ce que nous appelons aujourd'hui des forts détachés; elles étaient parfois reliées par un vallum, ou relief de terre avec fossé, soit avec d'autres tours, soit avec les murailles de la ville. L'édifice auquel, à Autun, on donne le nom de temple de Janus, paraît avoir été un de ces ouvrages, qui formait le saillant d'une large tête de pont, d'un camp retranché sur la rive droite de l'Arroux.
Quand les frontières de l'empire furent menacées, les empereurs romains firent bâtir des tours isolées pour protéger les passages et pour maintenir les populations voisines 63. Ces tours, comme plus tard les donjons féodaux, n'avaient point de portes au niveau du sol, mais à une certaine hauteur, de manière qu'on fût obligé de se servir d'une échelle pour entrer 64. La tour carrée d'Autun, dont nous venons de parler, paraît avoir eu sa porte relevée au-dessus du sol extérieur.
Certaines tours romaines n'étaient que des postes d'observation. «Une ligne non interrompue de ces tours part de Beuvray et se dirige, par la Vieille-Montagne, vers le cours de l'Aron, jusqu'à Decize, par Cercy-la-Tour... La plaine d'Autun en offre une autre semblable qui longe la chaîne des montagnes au nord-ouest, entre les camps de la vallée d'Arroux, au-dessus et au-dessous de la ville. Elle commence au coude d'Arroux, sur la rive droite, entre le Mont-Dru et la Perrière, et, franchissant le bassin d'Autun, sur les points culminants de la plaine, va aboutir à la vallée de Barnay, en face du camp de la montagne de Bar, sans qu'aucune des tours qui composent cette ligne se perde jamais de vue l'une l'autre. Le souvenir de leurs fanaux s'est conservé presque partout, soit dans leur nom, soit dans la tradition populaire. Le nom de Montigny, Mons ignis, Mons ignitus, est resté à plusieurs de ces localités 65.»
La colonne Trajane nous montre, dans ses bas-reliefs, beaucoup de ces tours d'observation avec fanaux, qui permettaient de concerter des opérations militaires pendant la nuit, et de surveiller les mouvements d'ennemis ou de bandes de pillards pendant le jour. Quand un gouvernement approche de sa dissolution, le premier symptôme qui se manifeste bien avant les grandes crises finales, c'est le brigandage. L'empire romain à son déclin, mais longtemps avant le moment des débordements des barbares, était rongé par le brigandage; des bandes armées se répandaient non-seulement sur les frontières de l'empire, mais autour des grands centres et jusque dans la campagne de Rome. Les derniers empereurs se préoccupèrent, non sans raison, de guérir cet ulcère des gouvernements qui finissent, sans y parvenir. Constance, Julien, Valentinien, établirent dans les Gaules des lignes de postes sur les marches, le long des vallées voisines des frontières, et à l'entour des grandes villes. Ces postes n'étaient autre chose que des tours élevées sur des promontoires, des monticules naturels ou factices (mottes). Nous verrons bientôt que ce système romain fut longtemps observé pendant le moyen âge.
Il convient donc tout d'abord de distinguer les tours flanquantes, c'est-à-dire attachées aux courtines d'une place, des tours isolées.
Vitruve explique comment il faut établir les tours flanquantes: «Elles doivent, dit-il 66, être en saillie sur le parement extérieur du mur de telle manière que lorsque l'ennemi s'approche (de la courtine), il soit pris en flanc par deux tours, l'une à droite, l'autre à gauche... Les murs des forteresses doivent être plantés, non sur plan carré ou présentant des angles saillants, mais suivant un périmètre circulaire (ou se rapprochant de cette figure), afin que l'ennemi puisse être vu de plusieurs points, car les saillants sont difficilement défendables, et plus favorables aux assiégeants qu'aux assiégés... L'intervalle entre les tours doit être calculé en raison de la portée d'un trait, afin que l'assiégeant soit repoussé par les machines de jet manoeuvrant sur les deux flancs.
Il faut, au droit des tours, que les courtines soient interrompues par une coupure ayant une largeur égale au diamètre de ces tours. De la sorte les chemins de ronde, étant interrompus, sont seulement complétés intérieurement par des passerelles de charpente qui, n'étant pas fixées avec des attaches de fer, peuvent être jetées bas si l'ennemi s'est emparé d'une portion de courtine, et rendre ainsi l'occupation des autres courtines et des tours impossible.
Les tours doivent être élevées sur plan circulaire ou polygonal, car, étant carrées, les béliers les détruisent plus facilement en ruinant leurs angles. Circulaires, chaque pierre formant coin et reportant la percussion au centre, ces tours résistent mieux à l'effort des machines. Mais rien n'est tel que de terrasser les remparts et les tours pour leur donner une grande puissance de résistance...»
Ces préceptes, sauf les modifications amenées par la portée des engins modernes, sont les mêmes que ceux admis de nos jours. Voir l'ennemi de plusieurs points, éviter, par conséquent, les saillants qui sont difficiles à flanquer; mettre toujours l'assiégeant entre des feux convergents; faire qu'un ouvrage pris n'entraîne pas immédiatement l'abandon des autres; relier au besoin ou séparer les ouvrages, tels sont les immuables principes de la fortification. Ils furent établis, à notre connaissance, par les Grecs et les Romains, pratiqués pendant le moyen âge avec une supériorité marquée, singulièrement développés dans les temps modernes par suite de l'emploi des bouches à feu. En effet, de la tour ronde à court flanquement, et ayant toujours des points morts, au bastion moderne avec ses flancs et ses faces, il y a une longue suite d'essais, de tentatives et de transitions 67.
La tour romaine sur plan circulaire ou carré (car, quoi qu'ait enseigné Vitruve, les Grecs et les Romains ont élevé beaucoup de tours flanquantes carrées), était ouverte ou fermée à la gorge, c'est-à-dire du côté intérieur de la forteresse. Si elle était ouverte, le chemin de ronde des courtines voisines s'interrompait, comme l'indique Vitruve, au droit de cette ouverture. Si elle était fermée, les rondes circulant sur la courtine devaient se faire ouvrir deux portes pour entrer et sortir de la tour, afin de reprendre l'autre courtine. Dans ce cas, la tour formait obstacle à la circulation continue de plain-pied sur le sommet des remparts; Les premières de ces tours sont, à proprement parler, des tours retranchées, tandis que les secondes sont des postes ou petits forts espacés, commandant les remparts.
Ce qui prouverait que le système des tours retranchées a été de préférence pratiqué par les Romains, c'est que nous voyons pendant le moyen âge l'emploi de ce système persister dans les villes qui ont le mieux conservé les traditions romaines; tandis que dans le Nord, où l'influence normande se fait sentir de bonne heure dans l'art de la fortification, les tours sont toujours fermées, à moins toutefois qu'elles ne flanquent une enceinte extérieure commandée par une enceinte intérieure.
Nous diviserons donc cet article en: TOURS FLANQUANTES, ouvertes ou fermées à la gorge; TOURS RÉDUITE, tenant lieu de donjons ou dépendant de donjons; TOURS DE GUET, TOURS ISOLÉES, postes, tours de signaux, de passages, de ponts, de phares.
Tours flanquantes. Les tours flanquantes établies suivant la tradition romaine, qui se perpétua en Occident jusqu'à l'époque des grandes invasions normandes, sont (à moins qu'elles ne dépendent de portes) généralement pleines jusqu'à une certaine hauteur au-dessus du fossé ou du sol extérieur, afin de résister à l'effort des engins d'attaque ou à la sape; leur flanquement ne commence donc qu'au niveau des chemins de ronde des courtines, et consiste en des ouvertures