Le portrait de monsieur W. H.. Оскар Уайльд. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Оскар Уайльд
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn:
Скачать книгу
caractérise tous les acteurs. Et pourtant, en cela plus heureux que les autres acteurs, Willie Hughes devait connaître quelque chose de l'immortalité: inséparablement lié aux pièces de Shakespeare, il devait vivre en elles.

       Votre nom tirera de mes vers l'immortalité, lors même qu'une fois disparu je devrais mourir au monde entier. La terre ne peut me fournir qu'une fosse vulgaire, tandis que vous serez enseveli à la vue de toute l'humanité.

       Vous aurez pour monument mon noble vers que liront les yeux à venir: et les langues futures rediront votre existence, quand tous les souffles de notre génération seront éteints.

      Il y avait des allusions sans fin à la puissance de Willie Hughes sur son auditoire, les «spectateurs attentifs», comme les appelle Shakespeare, mais peut-être la plus parfaite description de sa merveilleuse maîtrise en art dramatique était-elle dans la _Plainte d'une Amante _où Shakespeare dit de lui:

       Il employait à ses artifices une masse de matière subtile à laquelle il donnait les formes les plus étranges: rougeurs enflammées, flots de larmes, pâleurs défaillantes; il prenait, il quittait tous les visages, pouvant, au gré de ses perfidies, rougir à d'impurs propos, pleurer de douleur ou devenir blanc et s'évanouir avec des mines tragiques.

       De même au bout de sa langue dominatrice, toutes sortes d'arguments et de questions profondes, de promptes répliques et de fortes raisons dormaient et s'éveillaient sans cesse à son service. Pour faire rire le pleureur et pleurer le rieur, il avait une langue et une éloquence variée, attrapant toutes les passions au piège de son caprice.

      Un jour, je crus avoir réellement trouvé Willie Hughes dans la littérature de l'époque d'Elisabeth.

      Dans un merveilleux récit des derniers jours du grand comte d'Essex, son chapelain Thomas Knell nous dit que, la nuit qui précéda sa mort, le comte

       appela William Hewes qui était son musicien pour jouer sur le virginal et chanter. «– Joue, lui dit-il, mon chant, Will Hewes, et je chanterai moi-même.» Ainsi fit-il très gaîment, non comme le cygne plaintif qui encore dédaigneux pleure sa mort, mais comme une douce alouette qui levant ses ailes et jetant ses yeux vers Dieu, monte vers les nues cristallines et atteint de sa langue intarissable les sommets des cieux altiers.

      Sûrement le garçon, qui joua sur le virginal, aux dernières heures de la vie du père de Stella Sydney, n'était autre que le Will Hewes, à qui Shakespeare dédia les _Sonnets _et dont il nous dit qu'il était une douce musique pour un auditeur.

      Pourtant, lord Essex mourut en 1576 quand Shakespeare lui-même n'avait que douze ans: il était donc impossible que son musicien fût le monsieur W. H. des Sonnets.

      Peut-être le jeune ami de Shakespeare était-il le fils de celui qui jouait du virginal.

      C'était, du moins, quelque chose d'avoir découvert que Will Hewes était un nom de l'époque d'Elisabeth.

      Vraiment le nom de Hewes semble exactement lié à la musique et à la poésie. La première actrice anglaise fut la délicieuse Margaret Hewes dont le prince Rupert fut si éperdument amoureux. Quoi de plus probable qu'entre elle et le musicien de lord Essex il y ait eu le jeune acteur des pièces de Shakespeare!

      Mais les preuves, le témoin, où étaient-ils? Hélas!.. je ne pus les trouver. Il me semblait que j'étais toujours à la veille de la vérification définitive, mais que je ne pouvais jamais y arriver.

      De la vie de Willie Hughes, je passai bien vite à la pensée de sa mort. J'étais curieux de savoir quelle avait été sa fin.

      Peut-être était-il un de ces acteurs anglais qui, en 1604, passèrent en Allemagne et jouèrent devant le grand duc Henry- Julius de Brunswick22, lui-même dramaturge de valeur, et à la cour de cet étrange électeur de Brandebourg qui était si amouraché de beauté qu'on a dit qu'il acheta à son poids d'ambre le jeune fils d'un marchand ambulant grec et qu'il donna, en l'honneur de son esclave, des fêtes durant toute cette terrible année de famine 1606-1607, quand le peuple mourait de faim dans les rues de la ville et que, depuis sept mois, il n'était pas tombé une goutte de pluie.

      Enfin, nous savons que _Roméo et Juliette _fut joué à Dresde en 1613, côte à côte avec _Hamlet _et le _Roi Lear, _et ce n'est sûrement pas à un autre que Willie Hughes que fut, en 1615, remis le masque moulé sur la tête de Shakespeare mort, par la main de quelqu'un de la suite de l'ambassadeur d'Angleterre, – faible souvenir du grand poète qui l'avait si tendrement aimé.

      Vraiment, il y avait quelque chose de véritablement captivant dans l'idée que le jeune acteur, dont la beauté avait un élément vital dans le réalisme et le romantisme de l'art de Shakespeare, avait été le premier à porter en Allemagne la semence de la nouvelle civilisation et s'était trouvé, dans cette voie, le précurseur de cette _aufklarung, _ou illumination, du XVIIIe siècle, ce splendide mouvement qui, bien que, initié par Lessing et Herder et porté à son plein et à sa perfection par Goethe, ne fut pas pour une petite part aidé par un autre acteur, Friedrich Schroeder, qui réveilla la conscience populaire et, au mépris des passions feintes et des méthodes mimiques de la scène, montra le lien intime et vital entre la vie et la littérature.

      Si cela était ainsi, – et rien ne prouvait certes qu'il en fût autrement, – il n'était pas improbable que Willie Hughes fût un des comédiens anglais _(mimae quidam ex Britannia, _comme les appelle la vieille chronique) qui furent égorgés à Nuremberg dans un soulèvement soudain de la populace et ensevelis en secret dans une petite vigne, hors de la ville, par quelques jeunes gens «qui s'étaient plu à leurs représentations et dont quelques-uns avaient rêvé d'être instruits dans les mystères de l'art nouveau.» Certes, il ne pouvait y avoir de place plus appropriée pour celui à qui Shakespeare avait dit:

      «Tu es tout mon art,»

      que cette petite vigne au delà des murs de la cité. Car n'était-ce pas des douleurs de Dionysos que la tragédie était née? N'avait-on pas pour la première fois entendu s'épanouir sur les lèvres des vignerons de Sicile le rire clair de la comédie, avec sa gaîté insoucieuse et ses vives reparties. Et qui plus est, la tache pourprine et rouge du vin écumant sur le visage et aux mains n'avait-elle pas donné la première suggestion du charme et de la fascination du déguisement, le désir de dépouiller sa personnalité, le sens de la valeur de l'objectivité se montrant ainsi dans les rudes débuts de l'art.

      À tout prendre, où qu'il fut enseveli, que ce fut dans la petite vigne aux portes de la ville gothique, ou dans quelque triste cimetière d'église de Londres parmi le tumulte et le brouhaha de notre grande ville, nul monument pompeux ne marquait la place où il reposait.

      Sa vraie tombe, comme l'avait dit Shakespeare, était le vers du poète, son vrai monument la pérennité du drame.

      Ainsi il en a été pour d'autres, dont la beauté a donné une nouvelle impulsion motrice à leur époque.

      Le corps ivoirin de l'esclave de Bithynie pourrit dans la vase verte du Nil et la poussière du jeune Athénien jonche les jaunes collines du Céramique, mais Antinoüs vit dans la sculpture et Charmidès dans la philosophie.

III

      Trois semaines s'étaient écoulées.

      Je résolus d'adresser à Erskine un ardent appel, l'invitant à rendre justice à la mémoire de Cyril Graham et à donner au monde sa merveilleuse interprétation des _Sonnets, _la seule interprétation qui fournit une explication du problème.

      Je n'ai aucune copie de ma lettre, je regrette de le dire, et je n'ai pas pu mettre la main sur l'original, mais je me souviens que je parcourus tout le terrain et que je couvris des feuillets de papier de la répétition passionnée d'arguments et de preuves que l'étude m'avait suggérés.

      Il me sembla que je ne restituais pas seulement à Cyril Graham la place qui lui était due dans l'histoire littéraire, mais que je rachetais l'honneur de Shakespeare lui-même de l'odieux souvenir d'une critique banale.

      Je mis dans la lettre tout mon enthousiasme; je mis dans la lettre toute ma foi, mais je ne l'avais pas plus tôt expédiée


<p>22</p>

Henry-Julius de Brunswick (1589-1613), fils du troisième duc de Brunswick-Wolfenbuttel, prince lettré, auteur de deux drames en prose, grand bâtisseur de châteaux et grand dépensier. (Note du Traducteur.)